Si autrefois, la santé était l’apanage du médecin de campagne, érudit et reconnu par tous, dans un rapport vertical avec la population, internet est venu bouleverser cette relation. Aujourd’hui, tout le monde a les moyens de se saisir du sujet de la santé pour partager son expérience, ou plus généralement pour délivrer de l’information sur la santé. La crise du Covid, en 2020, a révélé de façon encore plus évidente l'importance de l’information juste, fiable, à laquelle se référer dans un contexte de pandémie inédite. Au milieu de la prolifération des contenus, de qualité variable, aux sources parfois opaques, il nous faut désormais apprendre à faire le tri entre la bonne et la mauvaise information en santé.
Cette table-ronde a réuni cinq intervenants dans le cadre du Salon Infirmier 2024, le 23 mai dernier :
Louis Piprot, infirmier en réanimation, producteur de contenus, alias « L’homme en
blanc » sur sa chaîne Youtube, et auteur de l’ouvrage : « Mon cahier de révision
IFSI », paru aux éditions Elsevier Masson.
Jérémy Guy, infirmier anesthésiste au SMUR et créateur de la chaîne « Les minutes
de Jérémy » grâce à laquelle il fait de la vulgarisation en santé.
Lucas Balsan, infirmier en soins intensifs de cardiologie au CHU de Montpellier,
producteur de contenus, alias « infirmier compère » sur les réseaux sociaux.
Mickaël Worms-Ehrminger, enseignant-chercheur en santé publique, producteur de
contenus, créateur du podcast « Les Maux Bleus » sur la santé mentale.
Roman Bornstein, ex-journaliste à France Culture, producteur du podcast
« Mécanique du complotisme » et directeur des études à la Fondation Jean Jaurès.
Une remise en question perpétuelle
Les Youtubeurs, Lucas Balsan, Jérémy Guy, Louis Piprot, ou le créateur de podcasts, Mickaël Worms-Ehrminger adoptent une démarche rigoureuse pour collecter les informations qu'ils diffusent dans leurs contenus. «Quand on encadre des étudiants, il faut se remettre constamment à jour de nos pratiques», explique Lucas Balsan, infirmier en soins intensifs de cardiologie au CHU de Montpellier, producteur de contenus, alias « Infirmier compère » sur les réseaux sociaux. «J’ai la chance d’avoir dans mon service pas mal de choses qui ont été écrites, des protocoles de service établis par les professeurs universitaires notamment. La fédération française de cardiologie et la société française de cardiologie font beaucoup de recherches, publient des études, elles-mêmes validées par le collège de cardiologie. Je me base aussi sur les informations qui émanent de l’OMS, de l’ARS», énumère-t-il. «C’est une remise en question perpétuelle : je commence par me recentrer sur ma propre pratique et je m’interroge : pourquoi je fais ce soin et à quoi ça sert ? C’est le défi de mes vidéos : se mettre à jour et faire évoluer les pratiques ». Les producteurs de contenus adoptent tous cette démarche : ils sourcent leurs contenus, s'appuient sur des articles validés par la communauté scientifique, qui font donc consensus, publient leurs bibliographies et font autant que possible preuve de transparence.
L’impact du Covid sur la diffusion de fausses informations en santé
Dans les rapports entre internet et la santé, le Covid représente un tournant. La pandémie a vu l'explosion des prises de parole et de positions, scientifiquement fondées ou non, vérifiées ou non, partisanes voire complotistes. Jérémy Guy en a fait l'expérience. Après une vidéo sur le vaccin ARN-messager, il a reçu des menaces de mort. « Certains me traitaient de suppôt du gouvernement, me disaient qu’on allait me retrouver et me tuer, mais je pense que toutes les personnes qui ont lutté contre les fake-news pendant le Covid y ont eu droit », souligne l'infirmier anesthésiste au SMUR et créateur de la chaîne « Les minutes de Jérémy ».
Dans le domaine de la santé mentale, le Covid a aussi vu fleurir quantité de contenus. «Tous les jours on voyait apparaître de nouveaux comptes Instagram, de nouveaux comptes Tiktok, de nouveaux sites : beaucoup d’informations circulent, pas forcément exactes ni contextualisées, ça devient un bruit de fond et on ne sait plus ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas», résume Mickael Worms-Ehrminger, enseignant-chercheur en santé publique, producteur de contenus, créateur du podcast « Les Maux Bleus » sur la santé mentale. «On voit beaucoup, sur les réseaux sociaux de gens qui se déclarent anti-médicaments ou anti-psychiatrie. Et même des gens qui sont carrément pour l’abolition de la psychiatrie, qui considèrent que les psychiatres sont les alliés du système, qu'ils cherchent à policer les comportements et qu’ils sont des agents de contrôle sociaux, dans un courant extrême qui aboutit au déni total de l’utilité de la psychiatrie».
Les rouages de la désinformation en ligne
«Pour que la désinformation circule en ligne, il faut trois acteurs», explique Roman Bornstein, ex-journaliste à France Culture, producteur du podcast « Mécanique du complotisme » et directeur des études à la Fondation Jean Jaurès : «il faut des créateurs de désinformation, des diffuseurs et enfin des consommateurs. Parmi les créateurs de désinformation, on trouve, schématiquement, trois catégories : ceux qui font ça par perversion, par paranoïa, ceux qui agissent par opportunisme, et puis quelque chose d'un peu plus vicieux : la désinformation en ligne par stratégie politique. C'est ainsi par exemple que Steve Bannon, ex-conseiller à la Maison-Blanche, avait déclaré la guerre aux médias qu'il voulait 'inonder avec de la merde' pour, non pas faire croire à un mensonge, mais pour les détourner, les distraire, avec le risque de créer une perte globale de confiance. 'Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien', disait Hannah Arendt connue pour ses textes sur le totalitarisme. On ne croit plus en rien, on perd sa capacité de juger, d'agir, de s'indigner et on devient comme indifférent à la chose publique. Le Washington Post a ainsi fait le décompte du nombre de mensonges proférés par Donald Trump durant son mandat, qui s'élevaient à plus de 30 000, soit plus de 21 mensonges par jour. Il y avait donc là une vraie stratégie politique de saturation informationnelle pour désamorcer toute capacité critique politique. Enfin, on peut faire de la désinformation par appât du gain, avec par exemple, de la publicité ciblée ou encore la vente de produits dérivés». Il y a donc toujours un moteur à la désinformation, ou politique ou lucratif.
«Il faut enfin préciser que les études montrent que souvent, un tout petit groupe de désinformateurs est responsable de l'immense majorité des fake-news qui circulent en ligne. La revue Sciences* a analysé la désinformation en ligne pendant la campagne américaine de 2016 et elle a montré que 0,1% des comptes étaient responsables de 80% de la désinformation qui circulait en ligne pendant la campagne. On n'est donc pas face à un raz-de-marée mais face à des super-spreaders (super-infecteurs) qui ont une énorme force de frappe politique et économique».
Comment poser des garde-fous ?
Quelques initiatives semblent acter la prise de conscience. Le programme "Youtube Health" donne depuis 2022 un cahier des charges aux soignants. Une démarche qui va dans le bon sens selon Louis Piprot, Infirmier en réanimation, producteur de contenus, alias « L’homme en blanc » sur sa chaîne Youtube. «Une fois qu’on a validé les différents critères avancés, on obtient une petite vignette certifiante : cette vidéo est créée par un professionnel de santé». Les critères ? «Cela peut être très simple comme prouver qu’on a un numéro RPPS, qui atteste qu’on est un vrai professionnel de santé et qu’on engage son nom, ou plus finement, en mettant à disposition les ressources et les sources qu’on a utilisées pour chacune de nos vidéos ».
« L'auto-régulation des plateformes ne fonctionne pas. Il faut vraiment que les pouvoirs publics prennent en charge le sujet »
Cette initiative marque-t-elle pour autant une volonté de la part de Youtube de faire la chasse aux Fake-news ? Y a-t-il un effort réel de la part des plateformes ? «Je crois qu'il y a plutôt un effort pour ne pas combattre», ironise Roman Bornstein. «Il y a, effectivement, des initiatives qui ont été prises mais souvent très cosmétiques. Le message principal est que l'auto-régulation des plateformes ne fonctionne pas. Il faut vraiment que les pouvoirs publics prennent en charge le sujet».
A leur échelle, les Youtubeurs aussi mènent un travail de transparence. «Avec Jérémy et Louis, et au total 9 créateurs de contenus sur les réseaux sociaux qui ont à coeur de transmettre la pédagogie et les valeurs autour du métier infirmier, on a créé en 2023 l'Association sur la transmission des savoirs en sciences infirmières», confie Lucas Balsan.
« On prône les sources fiables, la transparence, la rigueur scientifique et l'entraide entre les soignants »
«Par cette association, on souhaite transmettre des choses qui ne sont pas forcément apprises lors des études d’infirmier, des contenus qui vont venir contrer les fake-news et faire évoluer les pratiques », souligne le Youtubeur. «L'idée était aussi de donner de la transparence à notre démarche. La création de cette association nous regroupe tous autour de ce but et nous permet de rester vigilants sur ces sujets. Pour résumer on prône les sources fiables, la transparence, la rigueur scientifique et l'entraide entre les soignants. Le but c'est vraiment d'élever la profession et de mettre en avant ses valeurs».
Des patients plus experts qu'avant et plus méfiants
La santé et Internet font-ils bon ménage ? La question reste difficile à trancher selon Jérémy Guy. « J’ai fait mon mémoire sur la question du choix du patient. Aujourd’hui, le monde de la santé a une évolution plurielle. Il y a un siècle, qui détenait le savoir ? C’était le soignant, les gens faisaient confiance à l’autorité du corps médical. Aujourd’hui, comme chacun a accès à cette information, tout le monde a un niveau de connaissance en santé qui est plus élevé qu’il y a un siècle. Le gros problème c’est que ça créé un sentiment d’expertise chez les patients, qui va forcer les soignants à davantage se justifier et parfois, rendre les prises en charge compliquées». Le paradoxe est là : on n'a jamais été aussi experts et en même temps, aussi plein de défiance envers ceux qui sont censés posséder la connaissance scientifique. Le youtubeur y voit toutefois du positif : « Cet état de fait rend les gens plus actifs de leur santé ainsi que sur le plan de la connaissance, et ça oblige les soignants a davantage de pédagogie, ce qui est une très bonne chose ». Mais « le revers de la médaille, c’est que ce sentiment d’expertise fait qu’on argumente parfois plus sur les sujets scientifiques, parfois de façon stérile voire dangereuse».
Une logique de marché des plateformes qui favorise la désinformation
La sensibilisation de la population à la culture scientifique et au sens critique ne suffit donc pas. «Toutes les initiatives de sensibilisation à la culture scientifique sont évidemment positives mais en réalité, on est face à un problème structurel de la part des plateformes», confie Roman Bornstein, «Pour faire simple, à cause du choix algorithmique, on va considérer que ce qui intéresse les gens, c'est ce qui intéresse déjà les gens. On va donc regarder ce qui fonctionne, ce qui crée de l'engagement. Dans ce cadre là, dans cette logique propre aux plateformes, la désinformation ne passe pas pour un mauvais contenu mais pour un contenu qui crée de l'engagement. Du point de vue de la plateforme et de la façon dont elle opère dans sa logique de marché, c'est positif. Tant qu'on aura pas changé cette logique-là, on ne pourra pas avancer».
« Ensuite, il y a un business modèle de ces plateformes qui est basé sur la gratuité, relève le journaliste. On vous propose du contenu en échange de vos données et pour vous vendre de la publicité. Pour gagner de l'argent, il faut que vous cliquiez sur le plus de vidéos possibles afin que vous restiez le plus longtemps possible sur la plateforme. Pour cela il faut que vous vous y sentiez bien. On va donc vous donner ce qu'on sait que vous allez aimer grâce à l'analyse de vos données. D'où l'impression d'être entourés de gens qui sont d'accord avec nous. Tous les comptes qui se battent contre cet état de fait sont donc concrètement en train de vider l'océan à la petite cuillère parce que structurellement, les dés sont pipés».
Aux pouvoirs publics d'agir
«C'est donc à la puissance publique d'intervenir pour mettre des garde-fous et des incitations financières. On est en mesure en France et même au niveau européen de mettre en place des outils à la fois pour que ça devienne trop coûteux pour les plateformes de faire de la désinformation et à la fois pour les comptes qui font de la désinformation de rester dans ce business. C'est très difficile de lutter contre le message, par contre le messager ont tous des vices, des défauts, ils ne respectent pas tous la loi et il ne faut pas hésiter à leur faire la guerre sur le terrain juridique (fermeture de comptes...)», conclut Roman Bornstein.
* La revue Sciences est une revue scientifique généraliste américaine hebdomadaire.
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