C'est une histoire, celle de Laëtitia Valentin, qui a fait le tour des réseaux sociaux : celle d'une infirmière scolaire entraînée dans le piège de la désinformation. L'affaire remonte au début de l'année 2023, retrace la professionnelle, qui partage son temps entre un collège et plusieurs écoles primaires, à Saint-Etienne (Loire) et qui «réalise des interventions d'éducation à la sexualité à l'école depuis 15 ans». Elle s'est formée sur la question avant de «proposer aux enseignants d'intervenir dans les classes, dans le cadre de la loi de 2001 (cf notre encadré ci-dessous). Alors que la reproduction humaine est au programme des CM2, certains enseignants me sollicitaient : ils se chargeaient de la connaissance strictement biologique et me demandaient de venir évoquer des autres dimensions, psychoaffectives, relationnelles...» devant les élèves. «Dans ces séances, lorsqu'on s'adresse à des enfants de 9 à 10 ans, on parle de la puberté (alors que celle-ci arrive de plus en plus jeune et que des jeunes filles commencent à avoir leurs règles), on parle des interdits (dans le cadre de la prévention des violences sexuelles), on travaille sur les stéréotypes sexuels et le respect des différentes orientations sexuelles... Bien sûr, on nomme les choses, les parties intimes, on parle de la reproduction, de l'amour». Les mots sont «choisis» et le vocabulaire «adapté en fonction de l'âge des enfants», pour «apporter de la connaissance, et répondre aux questions que peuvent avoir les enfants», explique l'infirmière.
En janvier 2023, l'infirmière de l'Education Nationale intervient dans une classe de CM2 à la demande de l'enseignante et en sa présence. «Pour moi comme pour elle, cette séance ne s'est pas déroulée différemment de celles qu'on avait l'habitude de faire depuis des années», confie-t-elle. Pourtant, quelques jours plus tard, des parents interpellent le directeur de l'école pour expliquer que leurs enfants ont été choqués par les propos tenus en classe. S'il arrive «parfois» que des parents inquiets se présentent et que les explications de l'équipe éducative suffisent la plupart du temps à rassurer, cette fois, l'affaire va plus loin. Après avoir reçu les parents, le directeur de l'école reçoit un courrier signé d'un collectif, «Parents en colère», qui a également pris soin de l'envoyer au rectorat de Lyon, à des élus nationaux ainsi qu'à la presse locale et nationale... et qui cite des phrases, attribuées à l'infirmière, qu'elle n'a pourtant jamais prononcées (qu’« une fille pouvait caresser délicatement les testicules du garçon et que l’on pouvait faire le sexe par les fesses », peut-on lire dans la presse locale, à l'époque). Pour l'infirmière, la réalité est bien différente. La phrase «est-ce qu'on peut faire le sexe par les fesses a en réalité été posée par un élève», rectifie-t-elle. «Et la séance s'est bien passée, les enfants ne sont pas du tout sortis en pleurant».
Désinformation et pressions
A la suite de ce courrier, le rectorat demande des comptes au directeur, un inspecteur se rend dans l'école, rencontre le directeur, l'enseignante et une enquête interne est menée, aux conclusions rassurantes. Parallèlement, des médias, également destinataires du courrier accusateur, se mettent à enquêter. Ils écoutent la parole du collectif, puis cherchent à obtenir la version du rectorat. C'est là que tout bascule : le service communication du rectorat de l’académie de Lyon, qui n'a pas souhaité nous répondre, concède « une erreur d’appréciation. L’infirmière n’aurait pas dû répondre de cette manière à des enfants de cet âge », déclare-t-il. Bad buzz. «Les propos mensongers ont alors été diffusés partout, sur des chaînes de télévision en continue», se souvient Laëtitia Valentin. L'infirmière se retrouve jetée en pâture, reçoit une pluie de commentaires haineux, pour des propos «qu'elle n'a jamais tenus». Très en colère, appuyée par les syndicats, elle demande la protection fonctionnelle* mais également au rectorat de faire une réponse ferme, publique, à la presse, pour rétablir la vérité. Avec les syndicats, elle interpelle le ministre de l'Education de l'époque, Pap Ndiaye : la protection fonctionnelle lui est finalement accordée mais personne ne répond publiquement aux attaques. Le mal est fait. «J'ai été arrêtée un mois et demi», raconte l'infirmière. «J'étais vraiment déstabilisée. Je vivais cette affaire comme un déni de toutes ces années d'implication dans mon métier. C'est très violent». Elle apprend par ailleurs qu'elle est écartée par le rectorat des séances de formation auprès des enseignants, par téléphone, sans aucun courrier officiel. Auprès des enfants, elle décide de ne plus faire ces séances en primaire, pour l'instant.
Cette histoire, Saphia Guereschi, infirmière en collège en Bourgogne et secrétaire générale du Snics-FSU, (syndicat des infirmières conseillère de santé de la fédération syndicale unitaire), la connaît bien, pour avoir porté la voix de Laëtitia Valentin jusqu'au ministère. «Dans cette affaire, l'erreur de communication du rectorat de Lyon a eu des conséquences graves puisqu'elle a laissé planer un doute sur les compétences de l'infirmière et sur ce qui avait vraiment pu se passer au sein de l'établissement. Une position en totale contradiction avec les témoignages de l'équipe éducative. Or le rectorat n'a pas fait de démenti clair. Par ailleurs, les collègues du département, par crainte de subir un jour le même sort, c'est à dire une attaque et de ne pas être défendues, se sont elles-mêmes mises en retrait sur l'éducation à la sexualité», regrette-t-elle, tout en expliquant comprendre leurs raisons.
Séances d’éducation à la sexualité : que dit la loi de 2001 ?
Interrogé, le ministère rappelle que «la mise en œuvre d’au moins trois séances annuelles d’éducation à la sexualité à l’école, au collège et au lycée est obligatoire, conformément à l’article L. 312-16 du code de l’éducation, créé par la loi n°2001-588 du 4 juillet 2001, dans les établissements publics et privés sous contrat». Celui-ci reconnait qu«'actuellement, l’absence de document décrivant précisément les contenus d’enseignement et les compétences visées par tranche d’âge est préjudiciable à la mise en œuvre effective des séances d’éducation à la sexualité», un flou que la publication prochaine du «programme» (nouveau programme scolaire d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle), normalement à la rentrée 2025, devrait permettre de clarifier selon lui.
«Depuis la mise en place du parcours éducatif de santé, en 2016, l'école, en plus d'être un lieu de savoir disciplinaire, est aussi un lieu d'éducation à la santé», rappelle Saphia Guereschi. Dans ce dispositif, «le rôle de l'infirmière est double : elle est chargée de la consultation individualisée à la demande de l'élève sur quelque motif que ce soit (d'ordre physique, psychique, relationnel...) et elle est aussi la référente santé de la communauté scolaire et des équipes enseignantes». L'éducation à la sexualité devient à présent «une des missions des enseignants, avec la publication prochaine du programme, mais jusque-là, dans l'école, le seul professionnel formé à l'éducation à la sexualité était l'infirmière scolaire et c'était elle qui dispensait ces enseignements dans 40% des cas».
Les infirmières scolaires, trop peu protégées
Est-il devenu compliqué aujourd'hui de faire de l'éducation à la sexualité dans les écoles ? «C'est devenu compliqué par défaut de protection de ses agents par le ministère et en premier lieu, des infirmières scolaires. La difficulté pour elles, c'est qu'elles sont en première ligne, qu'elles sont responsables de tout devant la loi et qu'on est face à un groupuscule de parents, certes très minoritaires, mais très actifs, très vindicatifs et capables de partir en judiciarisation de certaines situations, même si les faits sont faux comme on l'a vu dans l'affaire de Laëtitia Valentin», déplore Saphia Guereschi qui parle d'une dizaine d'académies confrontées à ce type de situations (des pressions exercées contre une infirmière) depuis 2022. «Les infirmières scolaires ont déjà du mal à répondre à toutes les urgences, donc quand en plus elles ne sont pas soutenues par leur administration et que c'est elles qui se retrouveront au civil et au pénal, prises à partie, elles se mettent en retrait».
Les pressions qui émanent de collectifs de parents sont devenues plus intenses depuis que Pap Ndiaye, le ministre de l'éducation de l'époque, a signé une nouvelle circulaire pour rappeler le caractère obligatoire des 3 séances annuelles et appelé à faire de l'éducation à la sexualité dans les écoles une priorité. Ces attaques prennent différentes formes : «des courriers adressés aux académies qui engagent la responsabilité de l'infirmière ou du chef d'établissement, des avenants aux fiches infirmerie, des parents qui font valoir l'autorité parentale, refusant que l'infirmière reçoive leur enfant sans leur autorisation. Il y a aussi des attaques contre la vaccination». Ces collectifs de parents affichent d'ailleurs ouvertement leurs idées sur les réseaux ou sur leurs sites internet, comme Parents vigilants, qui appelle ses militants à se présenter aux élections de parents d’élèves pour agir au sein de l'école, Mamans Louves, Parents en colère (contacté, le collectif n'a pas répondu à nos sollicitations) ou encore SOS éducation... «Ce sont des mouvements minoritaires, mais organisés, très actifs, qui mettent une pression aux infirmières sur ce qu'elles peuvent dire ou faire et qui manipulent aussi d'autres parents. L'association Parents Vigilants a par exemple distribué des tracts mensongers devant plusieurs écoles en France», assure la secrétaire générale du Snics-FSU.
Selon elle, l'Etat, l'institution, sont conscients de la guerre idéologiques qui est en train de se mener. La ministre de l'éducation (démissionnaire) Anne Genetet a d'ailleurs été obligée de se positionner à plusieurs reprises sur l'importance de l'éducation à la sexualité. «La question c'est comment faire pour que l'école soit un lieu de droit et pas de renoncement au droit des enfants».
Lutter contre les représentations de la pornographie
Les chiffres de l'Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) sur l'exposition des mineurs au porno, sont édifiants : 28% des mineurs fréquentent des sites pornographiques au moins une fois par mois et de plus en plus jeunes puisqu'un garçon de moins de 12 ans sur deux regarde du porno en ligne, soit des images à la fois violentes et sexistes qui façonnent les représentation du corps, la vision de la sexualité et des rapports. Le nombre de mineurs visitant des sites adultes chaque mois a augmenté de +36% en 5 ans
(+ 600 000), précise encore l'Arcom.
Pour Gwenaëlle Durand, infirmière de l'Education Nationale dans l'académie de Lyon et secrétaire générale du syndicat Snies-Unsa éducation, le rôle de l'infirmière scolaire auprès des jeunes, dans les collèges, dans les lycées, sur la santé sexuelle est avant tout de faire de la prévention. «Il ne faut pas se leurrer, cette génération-là a accès à tout. Les téléphones circulent. Même si les parents sont contre, de toute façon, l'information leur parviendra. Notre rôle est bien de leur donner une information juste et pas déformée par des visions pornographiques». L'infirmière «part d'un diagnostic établissement et, en fonction de problématiques (grossesses non désirées, pilules du lendemain, des comportements inadaptés), propose des interventions, qui se déroulent toujours dans un cadre réglementaire. Aucune éducation à la sexualité n'est la même. On part du questionnement des élèves».
Gwenaëlle Durand est régulièrement témoin des pressions exercées par des parents. «Mes collègues ont reçu en recommandé, nominativement, un courrier du Conseil National de Transition», que nous avons pu consulter, pour dénoncer, dans un pêle-mêle de remise en cause de l'Etat et des élus, l'éducation à la sexualité et pour exercer des pressions sur les infirmières parce qu'elles promeuvent la vaccination contre le HPV (papillomavirus humains), créant un vent de panique dans les rangs infirmiers. L'infirmière rappelle quelques règles de base aux professionnelles paramédicales : «ne jamais intervenir seule devant une classe, mais toujours en présence de l'enseignant. Ce dernier doit s'engager à rester dans la classe pendant ces deux heures, pour que ce tiers puisse témoigner en cas d'attaques, sinon c'est parole contre parole. Il faut aussi bien prévenir les parents, communiquer auprès d'eux, les rassurer et enfin, il faut dire à ces parents réticents : aujourd'hui, les enfants sont très exposés, qu'on le veuille ou non. Le rôle des professionnels de santé c'est justement de remettre un cadre, de reprendre les bases». L'infirmière évoque encore le cas d'élèves qui sont «pris dans des conflits de loyauté» lorsque leurs parents leur demandent «de ne pas regarder ou de se boucher les oreilles» pendant les séances. «Vous vous rendez-compte dans quel état d'esprit ces enfants viennent à l'école ?» Pour Saphia Guereschi, «certains parents qui ont peur, transmettent cette peur à leurs enfants. Est-ce normal qu'un enfant se dise que l'école va le pervertir, que l'école va lui faire du mal... ? Vous vous rendez compte de la position dans laquelle sont ces enfants ? C'est intenable. L'école doit être un lieu de sécurité pour un enfant, quel qu'il soit, quoi qu'il pense et quoi que pensent ses parents».
A écouter les infirmières scolaires, les élèves ont besoin de réponses, sur la sexualité, certes, mais aussi sur leur vie affective. «C'est étonnant de voir qu'y compris au collège, quand on réunit les adolescents pour leur demander de quoi ils aimeraient parler, ils parlent d'amour, ils parlent de premiers chagrins !... Nous, professionnels de santé, on constate qu'ils sont éloignés de ces questions par la médiatisation qui est faite de ce sujet, par les réseaux sociaux et par la pornographie et qu'ils prennent plaisir à réaliser par exemple, que les garçons aussi peuvent tomber amoureux. Parce que dans la conscience de cette génération, bien souvent, les hommes ont des besoins et les filles sont amoureuses...»
La prévention des violences sexuelles
Autre pan crucial, celui du repérage des violences, également l'une des missions de la communauté éducative, et l'une des raisons pour lesquelles il faut pouvoir parler sexualité à l'école, sans tabou et avec des termes adaptés, depuis le plus jeune âge : «c'est primordial» selon Saphia Guerechi. Un enfant est victime de viol ou d'agression sexuelle toutes les trois minutes en France et près de 25% des victimes d'inceste ont moins de 5 ans, selon la Ciivise (Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants). Laëtitia Valentin, l'infirmière de Saint-Etienne, reconnaît la délicatesse de l'exercice : «La difficulté de ces séances, c'est que pour faire de la prévention efficace, dans le cadre de la protection de l'enfance, il faut la faire très jeune, et qu'il faut aussi pouvoir nommer les choses. On sait que certains parents resteront choqués». Les enfants eux, sont au contraire «réceptifs», assure-t-elle, comme d'autres infirmières interrogées. «Les enfants ne sont pas choqués, ils comprennent très bien ce qu'on leur dit». Parfois, la parole met du temps à se libérer, mais ces interventions professionnelles sur la question de la sexualité contribuent à permettre le repérage d'éventuelles violences : Gwenaëlle Durand se souvient d'une élève de lycée qui, quelques jours après une séance collective, est venue la trouver pour lui dire qu'elle avait beaucoup pleuré depuis : «il se trouve qu'elle était elle-même victime de violences sexuelles. Pour nous, une surréaction à ces séances sur la sexualité est toujours un signal et nous incite à beaucoup de vigilance. Nous restons à l'écoute de l'élève».
Seule pour 1200 élèves
Anne, infirmière scolaire en Normandie, exerce dans un collège et dans 7 écoles primaires, en secteur rural. Elle intervient pour des séances d'éducation à la sexualité auprès d'élèves de 3e et de 4e et fait aussi intervenir une sage-femme devant les élèves. Celle-ci travaille avec un support : onsexprime.fr. «La loi voudrait aussi qu'on intervienne devant les 5e et les 6e et ce serait l'idéal, en fonction de ce que l'on entend et de ce que l'on voit, de commencer même très tôt, en primaire. Malheureusement, on ne peut pas être partout», regrette l'infirmière, seule pour 1 200 élèves. Comment sont reçus ces cours, au collège ? «On a la chance d'avoir une intervenante qui connaît très bien ces sujets, qui connaît aussi le vocabulaire des adolescents. Elle travaille beaucoup autour des notions de respect, de soi et de l'autre, de consentement, de plaisir, et sur la protection. Elle insiste aussi sur l'anatomie, parce que malgré les cours de sciences de la vie et de la terre (SVT), les élèves ne connaissent pas leur corps, surtout les filles». L'infirmière constate que les élèves ont «des connaissances très hétérogènes» sur la sexualité, mais que le sujet est globalement «bien reçu» dans les classes.
«Les jeunes, quand on les interroge, s'estiment peu ou mal informés», abonde Saphia Guereschi. «A nous de faire en sorte que le cadre soit suffisamment sécurisant pour répondre à leurs attentes, dans un cadre plus serein». Pour mener à bien leurs missions, les infirmières ont besoin de deux choses : d'une position ferme et claire de l'institution et de moyens. La France compte 7 700 infirmières scolaires pour 12 millions d'élèves et d'étudiants. Un chiffre loin d'être suffisant pour assurer les 18 millions de consultations effectuées chaque année dans les établissements scolaires, selon les chiffres des syndicats. «Il faudrait une parole forte, une parole rassurante de la part de l'école, qui emmène tout le monde», souligne Saphia Guereschi. «Le Snics-FSU réclame aussi 15 000 emplois infirmiers en plus. La consultation infirmière est aujourd'hui remise en cause dans les écoles, faute de moyens», note-t-elle.
Est-ce qu'un jour Laëtitia Valentin, l'infirmière scolaire stéphanoise, reprendra ses séances en primaire, comme elle le faisait depuis 15 ans ? «Je le ferai à partir du moment où notre institution se positionnera fermement. Quand je verrai qu'on est vraiment protégées, je reprendrai mes séances en primaire. Tant que je sentirai qu'elle reste frileuse comme elle l'est actuellement, je n'irai pas au casse-pipe».
*Protection fonctionnelle : principe général du droit destiné à protéger les agents publics contre les attaques ou les mises en causes pénales dont ils peuvent être l'objet dans le cadre de l'exercice de leurs fonctions, à condition qu'ils n'aient pas commis de faute personnelle.
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