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QUESTION DE DROIT

Un infirmier radié pour avoir pratiqué son métier « comme un commerce »

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Publié le 24/11/2022

A quel moment la gestion d’un cabinet d’infirmier peut-elle être considérée comme relevant d’une activité commerciale ? C’est la question qu’a dû trancher la chambre nationale disciplinaire, dans une affaire en appel où le professionnel mis en cause avait été définitivement interdit d’exercer.

Justice

En ce 8 juillet 2022, l’ambiance est particulière au siège de l’Ordre national des infirmiers (ONI), où se réunit la chambre disciplinaire nationale . L’infirmier qui se présente devant elle en appel a en effet été sévèrement sanctionné en première instance puisque c’est la radiation, et donc l’interdiction effective d’exercer, qui a été prononcée contre lui. En ligne de mire : la constitution d’un vaste cabinet d’infirmier qu’il gèrerait comme un commerce, en totale inadéquation avec plusieurs règles du Code infirmier.

L’affaire

  • Octobre 2018. Une infirmière libérale (IDEL) porte plainte auprès du Conseil départemental de l’Ordre de Paris à son encontre. En cause, le mode de fonctionnement d’une SELARLU*, dont il est le gérant unique et dont elle a été collaboratrice. Les IDEL recrutés sous contrat de collaboration libérale versent une redevance – fixe – de 700 euros par mois en échange de différents services (standardiste, salles de soins). La SELARLU forme surtout les binômes d’IDEL et organise les tournées sur la capitale.
  • 4 griefs sont présentés : 
    •  le nombre excessif de collaborateurs, entre 60 et 80 - « Nous n’avons jamais su combien ils étaient réellement, car il y a beaucoup de turn-over », observe Maître Arnaud de Lavaur, l’avocat de l’infirmière ;
    •  la redevance, « impossible à payer » selon elle;
    • les deux salles de soin mises à disposition, insuffisantes vu le nombre de collaborateurs ;
    • la pratique par le gérant de son métier comme un commerce.
  • En décembre 2018, la plainte est confiée à la chambre disciplinaire de première instance de la région Hauts-de-France.
  • En mars 2020, la sanction tombe :  la radiation. Le mis en cause fait appel, suspendant ainsi l’exécution de la décision.

Activité comme un commerce vs vendetta contre un seul homme

Ce 8 juillet 2022, mis en cause et requérante sont présents, de même que les représentants des Conseils national (CNOI) et départemental de Paris (CDOI). Les élus ordinaux connaissent bien, de fait, le gérant de la SELARLU, dont les façons de faire chatouillent la susceptibilité.« C’est une personnalité hors norme, qui s’attire beaucoup d’inimitié», confie d’ailleurs la direction de l’Ordre. Il a déjà écopé d’un avertissement après que 14 infirmiers affiliés à la Fédération nationale des infirmiers (FNI) ont porté plainte contre lui pour une pratique de la publicité jugée non conforme au code de déontologie. Et puis, il y a le fait qu’il poursuive des études de médecine, qui l’ont poussé à demander sa radiation du tableau de l’ONI en avril 2022. Interne, il n’est en effet plus en mesure d’exercer son métier d’infirmier.

 

Sauf qu’il ne l’exerce en réalité plus depuis longtemps, estiment l’avocat de l’infirmière et les Conseils de l’Ordre. «Nous sommes face à quelqu’un qui dirige une structure commerciale. Aujourd’hui, son travail, c’est de la répartition, de l’organisationnel, pas du soin», martèle Arnaud de Lavaur. Le CNOI va jusqu’à parler de «prestation de service, mais s’inquiète principalement du nombre de collaborateurs. «On peut avoir recours à plusieurs collaborateurs, mais pas n’importe comment. Avec un réseau tentaculaire, on peut s’interroger sur la création d’un monopole sur le territoire, qui amènerait les IDEL exerçant en dehors de ce circuit à se sentir obliger de l’intégrer», explique sa représentante. Vient enfin le grief de l’exercice forain, avec ces deux salles de soins qui ne suffisent pas à absorber les besoins de l’ensemble des collaborateurs, s’agace le CDOI. Qui en profite pour s’interroger sur les possibles «conflits d’intérêts» qui pourraient survenir du fait que le mis en cause suit des études de médecine.

«Il ne faut pas faire du fait que mon client soit étudiant en médecine un sujet, surtout quand on connaît les difficultés qu’ont les médecins et les infirmiers à se parler», rebondit  l’avocat de l’ex-infirmier, Maître Renan Budet, au cours de l'audience. Lui questionne surtout «l’intérêt à agir» de la requérante, adhérente à la FNI, qui relèverait d’une animosité syndicale, soulignant que durant toute la durée de son contrat, celle-ci a eu des échanges confraternels avec son client et que sa plainte a été déposée bien après la fin de leur collaboration. De plus, aucun autre collaborateur ne s’y est joint. «L’objet essentiel » de l’affaire «dépasse le cadre de la collaboration. Le grief, c’est plutôt la façon dont mon client exerce sa profession d’infirmier » , défend-il. La sanction prononcée en première instance,« la plus grave» de celles qui s’appliquent dans le monde de la santé, est quant à elle «infâmante» et disproportionnée par rapports aux faits reprochés. «Ce qui l’a le plus justifiée, c’est le risque de récidive. Or aujourd’hui, il n’existe pas.»

La sanction  la plus grave confirmée

Pourtant, la chambre nationale a jugé que cette sanction se justifiait :

  • Sur la redevance, le modèle utilisé par la SELARLU contrevient à différents articles du Code de santé publique, qui interdisent aux infirmiers de toucher une commission pour tout acte professionnel et de bénéficier d’un partage d’honoraires. En cause : le fait que le montant en soit fixe, indifférent aux variations des charges annuelles.
  • Sur l’exercice forain, «la surface des deux salles de soins […] n’apparaît compatible que pour un cabinet exercé individuellement», ce qui va à l’encontre de l’article R4312-67, qui stipule qu’un infirmier doit disposer du matériel et des moyens nécessaires à l’accueil et à la bonne prise en soin des patients.
  • Enfin, sur l’exercice de l’activité comme un commerce, le mis en cause n’exerçait plus d’activités de soins infirmiers, n’étant inscrit dans aucune des tournées de binôme, a fortiori après 2015 où il a été admis en études de médecine, la gestion de sa société occupant l’essentiel de son activité. Or, le Code est formel : «La profession d’infirmier ne doit pas être pratiquée comme un commerce.»
  • En revanche, sur la question du nombre de collaborateurs, la chambre choisit de ne pas se positionner. Les textes ne limitent pas, en effet, ce chiffre en termes précis. Or, énonce-t-elle, «le juge disciplinaire n’est pas compétent pour édicter ni même déduire […] une limitation à ce nombre de collaborateurs libéraux.» Un vide juridique, donc, qui lui fait renvoyer la question au législateur.

«Compte tenu de l’ampleur des manquements déontologiques», il apparaît que la sanction prononcée en première instance «a été justement fixée à la peine de la radiation » , la chambre nationale a-t-elle tranché. «Nous sommes satisfaits du fait que la chambre nationale ait confirmé la décision de première instance, d'autant plus qu'elle est plus motivée», réagit Arnaud de Lavaur. Une interrogation demeure toutefois : la chambre nationale juge inopérante toute forme de mesures correctrices. Car le mis en cause, note-t-elle, a demandé sa radiation du tableau de l’Ordre et n’est de fait plus infirmier. Rendant ainsi vain le respect du principe de personnalisation des peines, qui suppose une adaptation des sanctions par la prise en compte de l'ensemble des caractéristiques du mis en cause au regard de l'infraction commise, et qui est pourtant constitutif du droit français. La question se pose d’autant plus que, le même jour, était jugée une affaire similaire, dans laquelle l’infirmier mis en cause n’a écopé que d’une interdiction d’exercer de 3 ans avec sursis.

Gagner sa vie en tant qu’infirmier en faisant travailler les autres n’est actuellement pas possible.

 

Une affaire à enjeux multiples

L’affaire soulève une problématique de taille : celle de l’organisation des soins à domicile en réseaux sur le territoire et son adéquation avec les codes de déontologie des différentes professions de santé, notamment dans les endroits où l’installation peut être compliquée. En mettant des services à disposition, en permettant aux IDEL débutant leur activité de travailler sans avoir à louer un cabinet, l’ex-infirmier «répondait à un problème et à leurs besoins», admet Arnaud de Lavaur. Néanmoins, et même si la législation peut être amenée à évoluer, son mode de fonctionnement, avec perception d’une redevance, qui supposait de «gagner sa vie en tant qu’infirmier en faisant travailler les autres , n’est actuellement pas possible», ajoute l’avocat. Derrière se dessine également la question de la concurrence déloyale, avec de grands réseaux qui écraseraient les plus petits cabinets d’infirmiers. Ce sont finalement deux visions du métier qui s’affrontent ici.

Or «de plus en plus de structures de ce type vont se monter » , relève la direction de l’Ordre. « La nouvelle génération de soignants ne veut plus travailler seule ; la solitude du soignant est quelque chose de difficile. Mais il faut qu’il y ait un cadre.» De quoi, pour Arnaud de Lavaur, déplorer que l’ONI ne se soit pas emparé plus en amont du sujet, l’évolution du droit français n’étant pas complètement en accord avec celle du droit européen. Le mis en cause «joue sur le fait que le droit français est en retard, mais que l’on y viendra. Il prétend précéder ce qui sera bientôt permis en disant que l’on va tout déréglementer. Sauf que l’on reste dans une profession réglementée ; il est là, le sujet.» Contacté à la suite du rendu de la décision, Renan Budet a déclaré que son client se pourvoyait en cassation.

*Société d’exercice libéral à responsabilité limitée (SELARL), statut qui permet aux professions libérales d'exercer leurs activités sous forme de sociétés de capitaux. La SELARLU, à la différence de la SELARL, ne comprend qu’un seul associé.

 

Source : infirmiers.com