Un infirmier peut-il entretenir une relation amoureuse – même présentée comme strictement platonique – avec une patiente dont il assure le suivi ? La question s’est posée à la chambre disciplinaire nationale lorsqu’elle s’est retrouvée face à un infirmier libéral (IDEL) impliqué dans une telle situation. Laquelle est d’autant plus problématique que, au moment des faits, la patiente se trouvait dans un état de très grande vulnérabilité. Et qu’elle a par ailleurs porté plainte pour agressions sexuelles et viol.
Les faits
Le 25 mars 2020, le conseil interdépartemental de l’Ordre des infirmiers (CIDOI) de Loire-Atlantique et de Vendée reçoit la plainte d’une patiente et de sa famille. Elles accusent un IDEL de s’être rendu coupable d’abus sexuels dans le cadre de son exercice professionnel et de ne pas avoir respecté le consentement de la patiente. Cette dernière souffre « d’un syndrome dépressif ancien et d’un alcoolisme sévère depuis plusieurs années », sera-t-il rappelé lors de l’audience au moment de la présentation des faits. Son état la contraint à multiplier les hospitalisations et à un suivi infirmier à domicile, au rythme de 3 passages par jour, notamment pour la prise de traitement.
C’est à partir de 2016 que l’IDEL mis en cause commence à la prendre en charge, « d’abord de manière épisodique », précise Maître d’Huart, son conseil, à l'audience. Mais entre mars et mai 2019, va se nouer entre eux une relation beaucoup plus personnelle, qu’il qualifiera toujours « d’amoureuse » et, surtout, de « platonique » – tout en reconnaissant des échanges de baisers. Le 19 mai 2019, toutefois, la famille découvre les faits grâce aux SMS échangés entre l’infirmier et sa patiente. Celle-ci porte plainte auprès de la justice, avant de se tourner vers la chambre disciplinaire.
Le CIDOI de Loire-Atlantique et de Vendée s’associe à la procédure, ajoutant aux griefs déjà dénoncés celui de charlatanisme : l’IDEL a présenté cette relation comme un soutien, un moyen supplémentaire d’aider la patiente. Aucune conciliation n’est organisée, et, en avril 2022, l’infirmier est condamné en première instance à la radiation pure et simple du tableau de l’Ordre. En mai, il fait appel de la décision, jugée disproportionnée : car s’il n’a jamais nié avoir entretenu une relation amoureuse avec la patiente, il a en revanche toujours réfuté les faits d’agressions sexuelles et de viol. Et le Parquet lui donnera raison : en février 2023, faute d’éléments caractérisé, il prononce la relaxe. Et entretemps, la patiente, qui ne s’est plus jamais exprimée sur le sujet après le dépôt de sa plainte, est décédée des suites de son addiction à l’alcool.
Cette relation, qui a existé, était consentie et réciproque. Cette relation s’en est tenue à une relation d’affection qui n’a jamais donné lieu à la moindre relation sexuelle.
Une sanction « violente » qui ne correspond pas aux faits réels
Si l’IDEL fait appel, c’est donc pour demander l’annulation de la sanction prononcée par la chambre de première instance, dénoncée comme « extrêmement violente ». « Elle l’est à deux égards : car elle le consacre comme violeur, comme agresseur sexuel, alors que cela n’a jamais correspondu à la réalité », plaide Me d’Huart. Et elle l'est également car la radiation est la sanction la plus sévère et qu’elle le priverait définitivement d’une activité qu’il exerce depuis plus de 30 ans. Ce que l’avocat reproche ici à la chambre de première instance, c’est d’avoir repris à son compte la plainte de la patiente sans attendre la décision du Parquet, qui a pourtant relaxé l’infirmier. « Cette relation, qui a existé, était consentie et réciproque. Cette relation s’en est tenue à une relation d’affection qui n’a jamais donné lieu à la moindre relation sexuelle », martèle-t-il. Les échanges de SMS démontrent, eux, qu’il y a eu réciprocité, mis en cause et patiente « se disant mutuellement leur affection ». D’ailleurs, la patiente a voulu retirer sa plainte au pénal quelques temps seulement après l’avoir déposée, souligne-t-il. Un élément dont la chambre disciplinaire de première instance n’a pas tenu compte. « Mon client est condamné alors même qu’aucun élément factuel, aucun élément de preuve ne vient accréditer les faits qui sont décrits par la patiente », assure-t-il, considérant de fait que la plainte déposée « n’est absolument pas sérieuse ».
La question de la vulnérabilité
Quant à l’argument de la vulnérabilité de la patiente, il l’estime aussi instrumentalisé. « La partie adverse avance que la patiente était dans une situation d’alcoolisme total à chaque fois que mon client venait la voir, et qu’elle ne pouvait pas consentir à quoi que ce soit. C’est totalement faux » : les SMS échangés entre l’IDEL et la famille de la patiente démontrent qu’ils se réjouissaient de la voir « en pleine possession de ses moyens ».
Une lecture que la représentante du CIDOI de Loire-Atlantique et de Vendée réfute avec véhémence. Souffrant d’un passé familial compliqué, « la patiente était envahie de réminiscences » et suivait un traitement très lourd : antiépileptiques, antidépresseurs, antipsychotiques…, liste-t-elle. Et de noter : « Je suis infirmière en santé mentale et en service d’addictologie et je ne crois pas du tout à la réciprocité » de la relation, et ce d’autant plus que la patiente est décédée d’une cirrhose. « Or, quand on décède de cette pathologie, on souffre de troubles cognitifs, qui surviennent au cours des dernières années ou derniers mois. »
Une posture « inappropriée »
Comment, avec le décès de la patiente et donc la disparition de sa parole, juger cette affaire ? La chambre nationale disciplinaire relève d’une juridiction différente du tribunal correctionnel et, à moins que celui-ci ne déclare coupable l’IDEL des faits qui lui sont imputés, elle n’est soumise à aucune obligation de suivre son jugement, rappelle-t-elle. Autrement dit, la relaxe du Parquet n’a pas à influencer sa propre décision. Elle dresse toutefois ce constat : le témoignage de la patiente est rendu impossible, cette circonstance fragilisant, « au bénéfice du doute, les faits graves qui sont imputés » au mis en cause, qui jouit par ailleurs de la présomption d’innocence. Et les échanges de SMS témoignant d’une « adhérence affective » de la patiente envers lui suffisent à écarter les motifs d’agressions commises « avec violence, contrainte, menace ou surprise ». Aussi la chambre juge-t-elle qu’il y a matière à suivre le Parquet et à exclure les faits de viol et d’agressions sexuelles. Mais non pas à lever toute forme de sanction.
Affirmer un prétendu consentement ne disculpe aucunement du caractère manifestement inapproprié de la relation dans laquelle un professionnel de santé, revendiquant son expérience, est entré avec sa patiente.
« L'infirmier doit écouter, examiner, conseiller, éduquer ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quels que soient, notamment, (…) leur handicap, leur état de santé, (…) les sentiments qu'il peut éprouver à leur égard », indique-t-elle notamment, citant l’article R. 4312-11 du code de santé publique. Autrement dit, la chambre entend sanctionner la posture de l’IDEL face à cette patiente en état de grande vulnérabilité. « Aucune relation amoureuse, a fortiori à connotation sexuelle, ne peut être légitimement entretenue pendant l’accomplissement du contrat de soins infirmiers, peu importe la circonstance qu’elle serait valablement consentie », tranche-t-elle ainsi. Elle pointe « la crédulité » de l’IDEL, qui a pu croire que la patiente était animée « de sentiments amoureux réciproques », au vu de son état d’extrême vulnérabilité. « Affirmer un prétendu consentement ne disculpe aucunement du caractère manifestement inapproprié de la relation dans laquelle un professionnel de santé, revendiquant son expérience, est entré avec sa patiente », poursuit-elle, notant que cette relation aurait pu favoriser un phénomène d’emprise. Alors que l’IDEL avait tout loisir d’y mettre fin en demandant aux autres infirmiers du cabinet de le remplacer auprès de la patiente.
Sanction de la chambre : une interdiction d’exercer de 3 ans et une obligation à se former
Dans ces conditions, la chambre choisit certes de réformer la sanction ; mais elle condamne tout de même le mis en cause à une interdiction d’exercer de 3 ans et à une obligation de se former afin d’acquérir des connaissances sur le comportement éthique à adopter avec des patients atteints de troubles psychiques ou psychiatriques.
« C’est une décision tout en subtilité, qui multiplie les exercices d’équilibriste », observe Me d’Huart. Le dossier, insiste-t-il, n’était pas simple. Si la sanction demeure très sévère et est toujours perçue comme « très violente » par l’IDEL, le jugement final de la chambre nationale constitue toutefois « indéniablement une amélioration », reconnaît-il. La décision de première instance était extrêmement insatisfaisante car elle n’opérait pas de distinction entre sa juridiction et celle du tribunal correctionnel, ce qui relève pourtant « d’un principe juridique intangible ». « Elle était entrée en adhésion totale avec les accusations de la plaignante », ce qui s’est avéré « juridiquement faux ». La décision de la chambre nationale, elle, s’articule mieux avec celle du Parquet. Elle vient ainsi juger, non pas la question du consentement, qui a finalement été balayée par la relaxe prononcée par le tribunal correctionnel, mais bien la posture de l’infirmier face à sa patiente. L’obligation de formation et sa visée pédagogique en sont d’ailleurs la preuve : « Si on demande à mon client de se former, c’est dans la perspective d’un exercice futur », souligne l’avocat. L’IDEL, lui, aura toujours reconnu l’existence d’une relation amoureuse. En 30 ans d’exercice, « c’est la première fois que j’ai une telle relation avec une patiente », a-t-il déclaré lors de l’audience.
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