Christophe Peiffer, infirmier libéral, anime par ailleurs un blog intitulé le Blog des Rapports Humains. Membre du comité de rédaction d'Infirmiers.com, il partage aujourd'hui avec nous l'une de ses analyses sur la solitude des personnes âgées ; une problématique cachée qui n’est vue que si nous prenons la peine de la voir...
Mon métier d’infirmier à domicile m’a permis de constater combien la solitude est un fléau que connaît un grand nombre de personnes âgées. Elle est aux rapports humains ce que le verso est au recto ; sa face opposée, cachée, qui n’est vue que si nous prenons la peine de la voir. Ne croyez pas que la solitude ne soit que le résultat de plusieurs concours de circonstances ayant conduit la personne âgée à se retrouver isolée. Il y a bien entendu la diminution ou la perte de l’autonomie physique ou psychologique, le décès des ami(e)s proches, l’éloignement de la famille ou encore la simple peur de sortir qui grandit avec l’âge. Ici la solitude est un état, un constat physique.
Mais la solitude est aussi un profond ressenti d’ennui, d'inutilité, de mise à l’écart de la vie et de la société. Cette même vie que vous et moi traversons quotidiennement sans même nous en rendre compte. Comment donner du sens à une journée calquée trait pour trait sur celle de la veille... et du lendemain ?
Voici comment je peux vous illustrer la journée type d'une personne âgée face à la solitude. Je dirais même SA solitude. Car chaque personne étant unique, nous avons tous une représentation et un vécu de la solitude très personnel. Je prends volontairement le parti d'incarner le vécu d'une dame âgée que j'ai connue et à qui j'ai donné des soins pendant quelques années.
La solitude est aussi un profond ressenti d’ennui, d'inutilité, de mise à l’écart de la vie et de la société.
Inside Mme R
Il est cinq heures du matin, je ne dors plus depuis déjà une heure. Encore une journée à passer... seule.
Il fait toujours nuit. Il me tarde de voir le jour se lever pour me lever à mon tour. Je n'aime pas la nuit ; elle m'angoisse et me fait penser à des tas de choses qui me rendent triste. Mon mari parti l'année dernière pour un monde meilleur, mes enfants que je ne vois que trop peu souvent et dont j'aimerais avoir des nouvelles, au moins par téléphone ou encore mes amies dont la plupart sont parties elles aussi.
Sept heures. Ça y est, le jour pointe ; je vais me lever doucement. De toutes façons, je ne pourrai pas faire autrement avec toutes ces douleurs un peu partout dans mon corps. Mes articulations me font horriblement souffrir le matin et mon équilibre n'est plus ce qu'il était. Et dire que j'étais championne de gymnastique !! Il y a bien longtemps que tout cela est derrière moi. On ne peut pas être et avoir été.
Je vais aller prendre mon café avec ces quelques brioches que ma voisine m'a apporté hier. Manger ? A quoi bon ; je n'ai personne avec qui partager mes repas. Je n'ai pas spécialement faim, mais mon docteur m'a dit qu'il fallait que je m'alimente un peu plus, sinon je risquais de m'affaiblir. Comme si je ne le savais pas ! Il n'a pas pensé que c'était peut-être ce que je veux, au fond. M'affaiblir... et pouvoir rejoindre mon mari.
Il est neuf heures, on sonne à la porte. Je pense que c'est mon infirmière. Elle est ma seule visite de la journée. Je suis contente de la voir.
- Bonjour Mme R.
- Bonjour Joëlle.
- Comment allez-vous aujourd'hui ?
- Comme d'habitude. Vous savez, j'ai très peu dormi cette nuit. J'avais le petit vélo qui tournait sans arrêt dans ma tête. En plus, j'ai mal aux genoux et à la hanche comme tous les jours.
- Je viens justement vous apporter votre traitement. Il va un peu soulager vos douleurs. Vous préférez que je fasse les soins maintenant ou après l'avoir pris ?
- Je préfère prendre mes médicaments maintenant.
- OK. Allons-y. Je vais vous prendre un verre d'eau...
Elle est gentille Joëlle. Elle me connaît depuis longtemps. Elle s'occupait de mon mari avant. Elle m'aide à prendre la douche tous les jours. Il y a six mois, je suis tombée en faisant ma toilette et suis restée toute une journée et une nuit allongée en travers de la douche. Je ne pouvais plus me relever. Si ma voisine n'était pas venu je serais probablement morte. Après tout... peut-être que cela aurait été mieux ainsi ?
Quand j'y pense, à quoi je sers aujourd'hui ? Je ne vois personne, ne parle à personne, ne peux plus sortir et passe mes journées assise à regarder la télé. Heureusement qu'elle est là cette télé. Au fond, elle est ma seule compagnie.
- Voilà Mme R. Je vais continuer ma tournée.
- Vous partez déjà Joëlle ? C'est dommage. Quand vous êtes là, ça me fait une présence. Je me sens moins seule.
- Oui, je comprends. Mais je dois voir les autres patients aussi. Ils m'attendent comme vous m'attendiez tout à l'heure. Et puis on se revoit ce soir.
- Oui, vous êtes gentille. Excusez-moi de vous retarder.
- Je vous en prie. Allez, à ce soir.
- Au revoir Joëlle.
Voilà, elle est partie. Me voilà de nouveau seule. Le temps va être long jusqu'à ce soir. Qu'est-ce que je vais faire maintenant ? Je vais regarder la télé en attendant midi.
Il est onze et demi. Le téléphone sonne. J'espère que c'est l'un de mes enfants qui m'appelle. Je suis pleine d'espoir en me levant et me dirigeant vers le téléphone.
- Allo ?
- Mme R. ?
- Oui
- Bonjour, je suis Frédéric de la société Duchmol. Nous faisons une campagne de sensibilisation auprès des consommateurs possédant une connexion à internet depuis plus de cinq ans en zone dégroupée. Possédez-vous une box ADSL en haut débit avec connexion wifi ou CPL ?
- Monsieur, je n'ai pas la moindre idée de ce dont vous me parlez.
- Avez-vous internet à la maison, Madame ?
- C'est quoi internet ?
- Très bien Mme R., je m'excuse de vous avoir dérangé et vous souhaite une bonne journée. Au revoir.
Je suis triste et déçue. Je croyais que c'était mon fils aîné qui m'appelait. Je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis longtemps. Peut-être qu'il m'appellera ce soir ? Il est très occupé le pauvre. Il travaille beaucoup. Je ne veux pas le déranger.
Tiens, je vais profiter d'être debout pour aller préparer mon repas de midi. Je n'ai pas plus faim que ce matin. Faire à manger pour soi toute seule lorsqu'on n'a pas faim n'a aucun sens. Tant pis pour ce qu'a dit le docteur, je n'ai pas envie de me faire à manger maintenant; je me rattraperai ce soir... peut-être.
Je vais regarder les informations de une heure. Même si les nouvelles sont toujours mauvaises, j'ai l'impression que le présentateur s'adresse à moi. Je l'aime bien Jean-Pierre Pernaut; il est sympathique.
Il est deux heures. Je vais faire la sieste. Dormir est un bon moyen de ne pas voir le temps passer. Pendant que je dors, je ne m'ennuie pas, je ne pense pas, je n'ai pas mal... et j'espère un peu que ce sera la dernière fois que je m'endors.
La fin d'après-midi est le moment que je préfère dans la journée. Tout s'enchaîne vite jusqu’au soir. Je regarde les jeux sur la trois et prends un thé avec quelques biscuits. Parfois ma voisine vient me rendre visite et nous regardons la télé ensemble. Nous ne parlons pas forcément beaucoup, mais rien que sa présence me réconforte. J'ai le sentiment que je partage quelque chose avec quelqu'un.
Cet état d'esprit plus léger dans lequel je suis en fin de journée me donne du courage pour me préparer à manger. Un bol de soupe et un yaourt me suffisent amplement. Puis, vient mon infirmière pour me donner le traitement du soir et m'aider à me préparer pour la nuit. Elle est ma dernière visite de la journée.
Il est huit heures. La nuit, toujours aussi inquiétante, tombe de plus en plus tôt. Les quelques heures où je me suis sentie moins seule me semblent déjà loin. J'ai envie d'aller me coucher pour oublier que je suis seule. Et en même temps, j'appréhende de ne pas dormir, de me réveiller en pleine nuit, de penser à mon mari parti l'année dernière, à mes enfants que je ne vois que trop peu souvent et dont j'aimerais avoir des nouvelles, de me sentir vulnérable et seule... désespérément seule.
Pour moi, demain ne sera pas un autre jour. Il sera le même qu’aujourd’hui.
Je vais regarder les informations de une heure. Même si les nouvelles sont toujours mauvaises,
j'ai l'impression que le présentateur s'adresse à moi.
Elevator pitch
Peut-être allez-vous penser que toutes les personnes âgées ne sont pas dans ce cas ? Vous avez raison... et heureusement aurais-je envie de dire. Cependant, en regardant les choses sous un autre angle, il se peut aussi que nous ne voyons pas (ou ne voulons pas voir) la condition de certains de nos aînés justement parce qu'ils sont isolés et de fait hors de vue de tout un chacun. La nuit, ce n'est pas parce que nous ne voyons pas le soleil qu'il n'existe plus. Cette condition nous renvoie aussi à notre propre avenir et nos propres angoisses face à la solitude. Il n'est pas toujours évident de se projeter dans une situation que nous ne souhaitons pas.
L’elevator pitch est une forme de présentation de soi qui consiste à se présenter à un tiers dans un temps aussi bref qu’un voyage en ascenseur. Il est couramment utilisé lors des rencontres de type réseau entre professionnels.
Que vient faire cette image ici ?
Simple. Si vous croisez la prochaine fois une personne âgée dans l'ascenseur de votre immeuble ou sur votre palier, ne sous-estimez pas le bonheur que vous lui donnerez en discutant avec elle le temps d'une petite conversation. Il se pourrait bien que vous fussiez la seule personne à qui elle aura parlé dans sa journée.
Découvrez le Blog des Rapports Humains.
Christophe PEIFFER
Infirmier libéral
Consultant en relations humaines & communication
chris.peiffer@ressourcia.com
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