Prendre soin des aînés implique notamment de recruter et fidéliser des soignants, d’instaurer pour eux un climat de travail positif et d’éviter ce que l’on appelle des tensions de rôle, une notion au cœur de nos travaux. Par tension de rôle, on désigne un sentiment qu’éprouve une personne dans une situation où il lui est difficile, voire impossible, de répondre à toutes les attentes de façon satisfaisante tant à ses yeux qu’aux yeux des personnes qui les formulent. Les partenaires professionnels du salarié formulent à son égard des attentes de rôles plus ou moins explicites ou compatibles. Tout ou partie de ces attentes peuvent entrer en contradiction avec ses valeurs ou les tâches qu’on lui a confiées ou même dépasser ses compétences.
Plus spécifiquement, le conflit de rôle correspond à une situation où l’individu doit faire face à des attentes de rôle incompatibles entre elles. L’ambiguïté de rôle est, elle, relative à un déficit d’information nécessaire pour bien occuper une position dans l’organisation. L’individu se trouve dans l’incertitude à propos des activités et comportements attendus. Enfin, des tensions transversales peuvent provoquer une surcharge de rôle : l’individu doit faire face à un nombre élevé d’attentes de rôle. Celles-ci, trop nombreuses, excèdent alors ses capacités de réalisation et ses ressources disponibles.
Identifier ces tensions de rôle et leurs causes au sein d’une organisation doit permettre aux dirigeants de mettre en place des actions pour tenter de les réguler ou, tout du moins, de réduire leur intensité pour éviter leurs conséquences délétères : stress, mal-être, absentéisme, burn out… Elles peuvent donner des envies de départ.
Cela vaut tout particulièrement dans un secteur où le bien-être au travail du personnel est déterminant de la performance de l’organisation et de la qualité de la prise en soins des résidents. Dans les Ehpad, nos travaux identifient trois facteurs d’origine organisationnelle qui favorisent les tensions de rôle : la prévalence d’une logique économique dans une structure à visée sociale, l’intensification du travail et l’insuffisance de communication.
Conflits de valeurs, surcharge, échanges insuffisants
En France, le vieillissement de la population a entraîné une augmentation notable de la dépense publique pour répondre à la dépendance des personnes âgées. Le référentiel guidant la politique publique s’est alors mis à reposer sur une logique économique : maîtriser et même réduire les dépenses.
Ces pressions externes ont une incidence sur les fonctionnements internes. Elle engendre des conflits de valeurs parmi les soignants et leurs managers. Une aide-soignante explique : « Ce n’est pas le métier qui me déplait. C’est surtout le manque de temps. Ne pas prendre le temps de faire ce qu’on voudrait. Parfois, on rentre chez nous, on se dit que l’on n’a pas bien travaillé. Même si ce n’est pas vrai, parce qu’on fait du mieux qu’on pouvait. »
Nos travaux confirment également que les changements liés aux réformes du secteur de la dépendance entraînent une surcharge de travail. Cette dernière favorise des conflits et surcharges de rôle qui causent stress, fatigue et conflits, et démotivent les salariés. Ils bouleversent l’équilibre vie professionnelle – vie privée, limitent la capacité des salariés à se déconnecter de leur travail et augmentent le sentiment de mal faire leur travail. Une cadre de santé en témoigne : « Le diagnostic, c’était un burn-out aigu. Ma tête, elle était archi pleine et c’est mon corps qui ne s’est plus levé de ma chaise, je ne pouvais plus. J’ai mis quelques jours à réaliser que ça n’allait pas, que c’était trop et que je faisais des malaises à répétition. »
Cette intensification et cette complexification du travail a des conséquences en matière de communication. Elles empêchent les salariés des Ehpad d’échanger sur les attentes, ce qui génère des ambigüités de rôle. L’intensification du travail administratif des managers engendrée par une formalisation excessive éloigne ces derniers de leurs collaborateurs et réduit considérablement les interactions et les échanges entre eux. La directrice d’une structure le regrette : « Je me rends compte que depuis le début, il n’y a rien qui se construit. Il n’y a rien de fondé. Je pense qu’il y a un gros problème de communication mais aussi d’organisation : il n’y a aucune planification, on ne sait rien, on n’a rien travaillé. »
La surcharge de rôle empêche également les équipes opérationnelles de répondre aux attentes de rôle de leurs supérieurs hiérarchiques et des résidents liées à la qualité de la prise en charge.
Quand la surcharge entraîne l’ambiguïté, et réciproquement
Les trois formes de tensions de rôle interagissent ainsi entre elles alimentant un cercle vicieux.
La surcharge de rôle amène les personnes qui ont des fonctions d’encadrement à délaisser l’aspect managérial à moyen et long terme de leur emploi pour se focaliser sur la réalisation des activités administratives et financières. Cela les conduit à la pratique d’un management purement opérationnel de l’urgence. Véritables « managers pompiers », sautant de feu en feu, ils répondent uniquement aux priorités du moment, sans être capables de prendre du recul ou d’animer le travail de leurs équipes. Dès lors, la rationalisation va de pair avec la gestionnarisation : plus la charge de travail administratif des managers augmente, plus ces derniers délaissent leur rôle managérial pour répondre à l’urgence quotidienne, et ce faisant se cantonnent au volet gestionnaire de leur travail.
La surcharge de rôle empêche également les équipes opérationnelles de répondre aux attentes de rôle de leurs supérieurs hiérarchiques et des résidents liées à la qualité de la prise en charge. Leur travail semble souvent bâclé. Les personnels éprouvent des difficultés à concilier leur rôle de soignants, responsables de la santé et du bien-être des résidents, et leur rôle de salariés, qui doivent remplir des objectifs organisationnels liés à la performance de l’établissement.
Pour que les salariés répondent aux attentes, encore faut-il qu’elles soient exprimées de manière explicite. Les attentes de rôles paraissent parfois contradictoires, surtout quand elles sont imposées sans expliquer la complémentarité entre elles, comme l’injonction de faire « plus avec moins » par exemple. Un travail pédagogique semble nécessaire.
Toutes les conséquences délétères pour les organisations semblent incompatibles avec les exigences toujours plus hautes des autorités de tutelle, des résidents et de leurs familles. La régulation des tensions de rôle identifiées chez les personnels des Ehpad s’avère donc urgente afin d’assurer une meilleure prise en soins des résidents et de restaurer l’attractivité de ces établissements, auprès des personnes accueillies comme des professionnels du secteur.
*Cet article a d'abord été publié sur le site The Conversation
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