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ETHIQUE

« Rien ne va, tout le monde m’énerve ! »

Publié le 10/12/2013

Il y a des jours dans le service où rien ne va comme il faudrait, en fait, tout va de travers et tout le monde s’en fout. On dirait que je suis le seul à m’apercevoir de cette évidence qui devrait être universelle. Bref, tout le monde m’énerve ! Sartre nous avait pourtant prévenus : « l’enfer c’est les autres », mais pourrions-nous réellement vivre dans un univers sans autrui ? Serait-ce vraiment le paradis ? L’Autre se situe entre l’alter ego et l’alien.

L'enfer c'est les autres, nous dit Sartre, si cela est vrai, sans les autres morne plaine...

Nous connaissons tous cette impression désagréable de n’être pas fait pour ce monde... On se sent décalé, péniblement présent et pourtant bien plus lucide que la plupart des gens qui nous entourent. Sûrement que notre boursouflure égotique nous joue des tours quand on fatigue un peu... Les Autres sont là eux aussi. Ils semblent fonctionner assez aisément, sans forcément se comprendre mais sans pour autant en être affectés. Les soignants, les patients, les médecins, tous ont en eux ce quelque chose de semblable et de différent à la fois. Quel est cette ambiguïté qui  fait que nous ayons parfois envie de nous rapprocher de certains et de s’éloigner des autres ?

L'altérité : quézaco ?

Les formes d’altérité auxquelles le soignant doit faire face ne sont pas toujours des plus aisées.

Tentons de clarifier ce concept. Le concept d'altérité doit être pris dans sa dualité. Cela consiste à décliner l’Autre comme un sujet construit par deux parties contraires et pourtant essentiellement complémentaires : l’Autre est à la fois semblable et différent de moi. L’autre est un autre-que-moi, parce qu’il est relativement le même, parce qu’il est à la fois semblable et différent.1 dit Vladimir Jankékévitch, de la même façon que Paul Ricoeur quand il nous dit qu’autrui est à la fois même et différent, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre.2. Ce sont des paroles de philosophes, bien sûr, mais précieuses dans le sens qu’elles nous invitent à penser l’Autre dans sa globalité et pas simplement dans son apparence immédiate. Le piège serait en effet de le cloisonner dans l’image que nous nous en faisons.

Les soignants, les patients, les médecins, tous ont en eux ce quelque chose de semblable et de différent à la fois

En mode séduction...

Quand l’Autre me séduit, je le vois comme même-que-moi, c’est celui que j’attendais, il me ressemble tellement que c’est un autre moi, un alter ego. Enfin ce miroir tant espéré pour que Narcisse puisse se perdre dans sa propre image. Imaginez un monde uniquement constitué de clônes, tous pareils et sympathiques, réagissant tous de la même façon, appréciant les mêmes choses et toujours d’accord les uns avec les autres... Ce paradis uniforme n’aurait-il pas un arrière goût de souffre ? Quand l’Autre m’apparaît uniquement comme même que moi, j’ai de grandes chances de me fourvoyer. Ne se chercher soi à travers autrui ne peut nous assurer que d’une seule chose : manquer la rencontre humaine.

En mode rejet...

Quand l’Autre m’inquiète, c’est l’effet inverse qui se produit. Je ne me reconnais pas du tout en lui, l’Autre devient alors un étranger, une menace pour moi, Freud parle de cette « inquiétante étrangeté ». Il n’est plus un alter mais devient un alienus, un autre menaçant de par son étrangeté comme dans la créature du film de Ridley Scott (Alien). Cet alien est donc identifiable par le fait de sa différence. Sa différence est telle qu’il ne peut plus être identifié en tant que même et il ne lui reste donc que cette apparence qui ne peut que nous inquiéter, nous menacer. C’est quand il nous semble que nous sommes entourés d’aliens que l’environnement devient invivable, que nous voudrions arrêter le monde pour en descendre. Détester autrui, l’évacuer du monde acceptable au point de ne voir que sa propre logique comme LA vérité revient à confondre la solitude avec une coupe de ciguë.

Etre capable d’envisager autrui comme un être duel nous rend plus brillant en tant que soignant et nous protège de nos représentations trop souvent insuffisantes

Quand l’Autre me dérange j’essaie de m’en débarrasser

Le mécanisme de réification est assez classique et on le retrouve dans les discours discriminants ou racistes. C’est aussi une façon de traduire autrui en objet en lui retirant son statut de sujet : l’Autre est différent, il n’est pas comme moi, il n’est pas aussi humain que moi, il n'est pas assez humain, donc il n’est qu’une chose dont on peut se débarrasser. Un autre mécanisme tend à exacerber la différence en termes de monstruosité. On construit alors un discours basé sur la menace et le danger venant d’un être indigne d’humanité et par conséquent inhumain. Le monstre, le nuisible, la vermine n’a plus qu’à être éliminé (les rats et les cafards ont permis de stigmatiser les Juifs dans ce sens lors de la seconde guerre mondiale ou les Tutsis au Rwanda dans les années 90).

Un monde sans autrui serait cependant insoutenable, le réel n’est pas réductible à ce que j’en perçois et autrui me permet de dimensionner le monde sur d’autres possibles que ceux que j’imagine. Nous sommes très sensibles au premier contact avec autrui souvent déterminant pour les bases de la relation que nous allons établir avec lui. Qu’il soit patient, collègue ou médecin, cet Autre va nous permettre d’envisager le monde d’une autre façon et non plus seulement comme j’ai envie qu’il soit.

La solution : une confiance inquiète en vers autrui

Cet Autre va nous envoyer des signaux positifs ou négatifs et nous allons spontanément avoir tendance à l’identifier comme même que nous (sympathique) ou comme différent de nous (antipathique). Nous avons du mal à voir en même temps en autrui ce qui est même et ce qui est différent. Or, notre travail d’humanité en tant que soignant nous pousse à cet exercice qui consiste à accueillir autrui dans une forme de confiance inquiète. Rien de très difficile en somme puisqu’il s’agit d’accepter en l’Autre, comme en nous-même, la part d’ombre et la part de lumière. Personne n’est tout à fait un ange ni tout à fait un démon. Le regard du soignant est un regard de philosophe car il est d’une part moralement obligé de voir en autrui cette humanité qu’ils ont en commun et d’autre part il est nécessaire qu’il se protège d’autrui en l’envisageant aussi comme une menace potentielle.

Etre capable d’envisager autrui comme un être duel nous rend plus brillant en tant que soignant et nous protège de nos représentations trop souvent insuffisantes. C’est aussi une façon de s’extraire de l’hybris (la démesure) et de revenir vers une relation de la juste mesure ni trop négative, ni trop positive et qui prend en compte tous les possibles. Penser autrui de cette façon peut m’aider à éclaircir ces journées où rien ne va, où tout le monde m’énerve. Les aliens laissent un peu de place aux alter ego et ça me repose...

Notes

  1. Vladimir Jankélévitch Le pur et l’impur, Flammarion, 1960  
  2. Paul Ricoeur , soi-même comme un autre, Seuil, 1996

Christophe PACIFIC Cadre supérieur de santé Docteur en philosophie christophe.pacific@orange.fr


Source : infirmiers.com