Petite question par curiosité :
êtes-vous infirmier ?

Merci d'avoir répondu !

ETHIQUE

Quand la médiocrité guette le soignant au coin du bois...

Publié le 02/03/2015
Vous le poussez ? Vous ne le poussez pas ?

Vous le poussez ? Vous ne le poussez pas ?

Vous actionnez l

Vous actionnez l

Christophe Pacific nous invite aujourd'hui, grâce à des exercices étonnants, à réfléchir sur la notion de dilemme au travers des conséquences qu'il peut occasionner : moindre mal, bien en soi, mal en soi... En funambule de la dialectique, il se nourrit de la pensée de trois philosophes pour éclairer son propos... et par la même occasion nous ouvrir les yeux sur nos limites... y compris de soignant !

Premier cas de figure...

Aucun patient n’a besoin d’un soignant médiocre, c’est dans une posture de résistance philosophique contre la médiocrité que s’inscrit notre posture éthique

Vous êtes en vacances à San Francisco, ville de collines équipée d’un « câble-car », un genre de trolley freiné par un câble courant sous la chaussée. Soudain le câble se rompt sur une ligne et le trolley dévale la rue sans espoir de freinage avant d’écraser cinq personnes qui se trouvaient attachées là, sur la voie principale, (situation peu fréquente, certes, mais qui tombe juste le jour où vous passez par-là !). En actionnant un aiguillage devant vous, vous pouvez rediriger le trolley vers une autre voie où une seule personne est attachée, ce qui permettrait de sauver les cinq autres.

Que faites-vous ? Vous actionnez l’aiguillage ? Vous ne l’actionnez pas ?

Deuxième cas de figure...

Toujours en vacances à San Francisco, un peu plus tard, vous passez sur un pont et un autre trolley dévale une rue sans possibilité de contrôle et menace d’écraser cinq autres personnes sur la voie (décidément vous n’avez pas de chance, ça n’arrive qu’à vous !). La seule possibilité de limiter le nombre de morts serait de pousser un très gros bonhomme (suffisamment gros en tout cas) par-dessus le pont pour qu’il freine le trolley, évitant ainsi d’écraser les cinq personnes.  

Que faites-vous ? Vous le poussez ?  Vous ne le poussez pas ?

Les philosophes jouent le jeu...

Cet exercice comporte plusieurs variantes comme celle, par exemple, où la personne attachée sur la voie se trouve être votre fils et les résultats changent alors considérablement.

Qu'est-ce que je cherche alors à démontrer ? Que la morale, l’éthique et le politique interfèrent plus ou moins selon les situations et selon nos propres inclinations philosophiques. Intéressons-nous alors à de que feraient les philosophes face à ce dilemme ?

Pour Aristote c'est un "non" catégorique...

Aristote n’actionnerait pas l’aiguillage ! Il dit qu’un moindre mal fait figure de bien  mais reste un mal en soi car entre un mal et un pire il n’y rien à choisir de convenable philosophiquement. S’habituer au moindre mal revient à s’inscrire dans une éthique de la médiocrité. Le médiocre se substitue au normal et nous avons cette propension à nous soumettre à la contrainte sans coup férir… Le médiocre devient alors confortable, nous nous y habituons et nous pouvons même le trouver agréable et source de plaisir (cf. les émissions de télé réalité qui font le lit à l’abrutissement de masse...). Pour le soin, la médiocrité doit rester insupportable. Le Soin ne s’écrit qu’avec une majuscule car un soin qui n’est pas excellent n’est plus un soin, un soin médiocre ne peut prétendre à s’appeler ainsi.

Un soin qui n’est pas excellent n’est plus un soin...

Pour Bentham, c'est "oui, sûrement"...

Jeremy Bentham, lui, hésiterait un peu mais actionnerait l’aiguillage ! Il propose une connivence entre éthique et politique avec une philosophie pratique en visant le plus grand bien pour le plus grand nombre. Il restait insatisfait de sa propre philosophie jusqu’à sa mort. Il devient aujourd’hui un philosophe de référence pour répondre aux problématiques de crise. Les hôpitaux en déficit galvaudent son idéal en laissant penser qu’il faille produire mieux avec moins. Certes l’organisation doit forcer l’efficience mais ne doit pas se mettre au service de la médiocrité. Bentham ne se serait pas satisfait d’un soin médiocre. Le politique et l’éthique ne se rejoignent que très rarement et nous confondons aussi les deux très souvent. Imaginer des procédures dégradées quand l’absentéisme ne permet pas de fournir le personnel prévu reste un exercice très sportif qui flotte entre l’éthique et le politique. C’est à cet endroit qu’il convient de chercher le plus grand bien pour le plus grand nombre et qui nous oblige de vérifier que ce plus grand bien soit réellement un bien en soi !

Ne pas se satisfaire d’un soin médiocre...

Pour Machiavel, c'est "oui sans hésiter"...

Nicolas Machiavel n’hésiterait pas une seconde, il actionnerait l’aiguillage ! Rarement considéré comme un vrai philosophe mais comme un politique opportuniste, il pense que le moindre mal est un bien en soi s’il permet d’accéder à un plus grand bien. Si la peste infecte un quartier d’une ville, brûlons le quartier si cela doit sauver la ville, quitte à ce qu’il y ait des gens sains dans ce quartier. Machiavel est considéré à tort comme philosophe. Il s’agit d’un esprit politique qui écrit Le Prince lors de son exil pour revenir en grâce auprès des Médicis. Fermer des lits pour sauver un hôpital est une idée machiavélienne qui aurait pu avoir cours au 15ième siècle…

Le moindre mal est un bien en soi s’il permet d’accéder à un plus grand bien...

Aucun patient n'a besoin d'un soignant médiocre...

Le moindre mal est un concept flottant entre l’éthique et le politique et le philosophe invite bien sûr à le penser de façon philosophique, c’est-à-dire comme un mal en soi. Il y aura cependant suffisamment de politiques pour nous expliquer qu’il puisse être considéré comme un bien en soi !

Un infirmier peut si facilement se laisser aller à la médiocrité, elle nous guette au coin du bois tous autant que nous sommes. A chaque instant de notre vie nous avons de bonnes raisons de nous plaindre et de négliger nos patients. Oh, pas de façon forcément délétère, mais plutôt insidieuse, des petites négligences par-ci par-là qui nous économisent sur l’énergie à dépenser quand nous sommes en exercice. Nous les conscientisons à peine et le mal (même moindre) s’infiltre au plus profond des actes qui s’éloignent du Soin.

Car aucun patient n’a besoin d’un soignant médiocre, c’est dans une posture de résistance philosophique contre la médiocrité que s’inscrit notre posture éthique. Ricœur et Levinas auraient pu répondre de cette façon s’ils avaient été infirmiers ; une résistance contre le mal qui nous oblige à nous lever, à nous tenir debout et dire à nos patients et à nos institutions : Nous voici, avec, pour autrui et dans une institution que nous voulons juste !

Christophe PACIFIC  Cadre supérieur de santéDocteur en philosophie  christophe.pacific@orange.fr


Source : infirmiers.com