Être infirmière libérale, c’est aussi prendre le temps d’écouter ses patients, surtout quand ce sont des personnes âgées, isolées dans la fameuse "diagonale du vide". La petite infirmière dans la prairie raconte comment une de ses patientes d’un certain âge à trouvé un moyen certain de s’aérer l’esprit pendant cette période trouble : à travers la photographie…
- Vous avez sorti vos albums photo ?
C’est ce que je lui ai dit en voyant trois gros albums étalés sur la table.
- Oui, vous voulez voir ?
Je n’ai pas osé dire non, rapport au regard qu’elle venait de me lancer. Je n’ai pas osé dire non, alors que d’autres attendaient ma visite. Il était déjà 18h passé, je n’étais pas vraiment en retard, mais le planning était serré. Je me suis penchée distraitement sur les photos en pensant au reste de la tournée, des photos de voyage avec des visages inconnus et souriants. Lorsque sa voix a transpercé le silence, les photos ont pris vie et les visages se sont animés.
- C’était lors d’un voyage que l’on faisait avec les gamins du club de sport auquel était inscrit notre fils. Tous les ans, on partait tous ensemble pour deux jours de virée. Là vous voyez, c’est moi en train de faire la cuisine pour tout le monde. C’était une sacrée époque.
L’expression de son visage avait changé. Ses yeux brillaient d’une étrange lueur et un sourire illuminait son visage.
- C’est dans les années 80 ? j’ai lancé…
- Oui en 1981 (elle m’indique la date inscrite d’une écriture tremblante sur la première page de l’album). Vous savez, ces trois albums, c’est toujours eux que je sors lorsque je m’ennuie...
J’ai reposé mon regard sur une des photos où des gens riaient à l’arrière d’un bus, reconnaissant avec difficulté les traits de ma vieille patiente. L’intensité du regard était la même, mais des couches de rides épaisses avaient envahi chaque recoin de son visage. Je l’ai regardée elle, les yeux penchés sur l’album et je me suis instantanément projetée d’un bond dans le temps, m’imaginant âgée, dévorant avec mélancolie de vieux albums et m’y raccrochant comme à une bouée de sauvetage.
La tristesse et la solitude de la sale période que nous vivions avaient fait replonger la dame dans ses souvenirs, simplement pour se rappeler qu’il y avait eu des moments heureux, des moments insouciants qu’elle avait envie de retrouver pour oublier le quotidien. Des moments lointains, si lointains que l’on se demande s’ils ont réellement existé.
C'est pour tout le monde pareil : on se concentre sur une photo d'un vieil album, celle-ci semble s’animer un instant, habitée par l’agitation du souvenir. Puis, la photo s’immobilise à nouveau, paralysée par la cruelle mélancolie qui nous saisit tout entier. L’album se referme et avec lui le souvenir d’une autre vie, une vie d’avant, une jeunesse dont on ne mesure la grandeur que lorsqu’elle a disparu...
Cet article a été publié par la petite infirmière dans la prairie le 21 mai 2020.
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