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Journée ordinaire d'une infirmière comme les autres

Publié le 10/11/2014

Dans sa dernière chronique, Mlle Peggy nous raconte la journée ordinaire d'une infirmière libérale comme les autres... Merci à elle pour le partage de son article !

5h40

Mlle Peggy nous raconte une journée ordinaire...

La sonnerie du réveil retentit déjà, j’ai certainement mal réglé l’appareil hier soir lorsque j’ai éteint la lumière à … 1h15. Il faut absolument que je me couche plus tôt ; ce soir, je serai dans mon lit à 21h00, quoiqu’il arrive ! Enfin, en attendant ce doux moment, il faut que je quitte mes draps douillets et que je me prépare rapidement. Toute la maisonnée est encore endormie, je ne fais pas de bruit, je déteste sortir les miens de leurs doux rêves. Je ne déjeune jamais les matins de travail ; je sais c’est une hérésie mais je pars le ventre désespérément vide car il m’est impossible d’avaler quoique ce soit dans les deux heures qui suivent mon réveil. La douche matinale est en revanche indispensable, je me maquille peu donc je suis rapidement opérationnelle.

6h15

Je suis prête. Je rentre discrètement dans la chambre des enfants, je m’attendris un instant en regardant ces petits êtres dormir profondément, les traits relâchés, détendus et reposés. Je les embrasse un à un en n’oubliant pas de sentir l’odeur caractéristique de mes jeunes enfants ensommeillés. J’aimerais rester près d’eux un peu plus longtemps mais je dois partir. J’embrasse mon mari qui commence à se réveiller doucement, et je me sens armée et pleine d’énergie pour affronter la journée qui commence.

6h25

Je passe au cabinet récupérer mes affaires avant de commencer. J’ouvre les volets, je vérifie que tout est en ordre pour accueillir les patients qui se déplaceront ce matin et je pars.

6H35

Il fait toujours nuit. Je déteste le mois de novembre. Beaucoup de patients meurent durant cette période, ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais fichtre rien, mais le fait est que c’est une époque particulièrement sensible. Le temps est triste, les jours fériés sont consacrés aux guerres et aux morts, le jour se lève à 8h30, la nuit tombe à 17h, les fleuristes ornent leurs vitrines de chrysanthèmes, de bruyères et d’œillets, et les municipalités commencent à installer les décorations de Noël huit semaines avant l’heure… Bref, rien de très réjouissant.

6h50

J’arrive chez mes premiers patients, pensionnaires dans une maison de retraite qui attendent avec impatience leur prise de sang hebdomadaire. Tout le monde est encore endormi dans l’établissement, l’équipe de nuit termine sa garde, les traits sont tirés, les mots sont rares et efficaces. Je suis discrète. Première chambre : une dame de 90 ans souffrant d’une maladie d’Alzheimer m’accueille souriante mais surprise de me voir.

« Une prise de sang ? Mais qui l’a commandée ?

- Le médecin.

- Quel médecin ?

- Votre médecin traitant

- Ce n’est pas possible, ça fait des années que je ne l’ai pas vu celui-là !

- Pourtant j’ai une prescription médicale qui ordonne ce prélèvement…

- Eh bien faites le puisque vous vous êtes dérangée mais moi je vais toucher deux mots à la direction parce qu’il se passe des choses pas très claires dans cette maison… »

Il est toujours compliqué de négocier de longues minutes dès l’aube, pourtant cela arrive souvent. Les autres prélèvements se passent dans un silence monastique, les patients n’ont pas envie de parler de si bon matin, moi non plus donc je respecte leur désir de silence avec plaisir. Une vingtaine de minutes plus tard, je repars, ma mallette remplie de petits tubes à essai de toutes les couleurs remplis de sang…

7h30

J’arrive chez une dame d’une soixantaine d’années qui m’attend de pied ferme. A peine la porte ouverte, ses premiers mots sont :

« Ben quand même vous voilà, j’ai cru que vous m’aviez oubliée !!!

- Bonjour Madame.

- Oui bonjour, bonjour, ben alors qu’est-ce qui vous est arrivé ? »

L’accent est gouailleur, je devine tout de suite que cette dame n’a pas dû s’éloigner de Paris très longtemps au cours de sa vie.

« Je vous ai fixé un rendez-vous entre 7H30 et 8h30, il est 7h35, donc à priori, je suis encore dans les temps !

- Ouais d’accord mais vous êtes marrante vous, comme je sais que vous venez, je suis debout depuis 6h00 moi !!!

- Eh bien, il faudra vous lever plus tard la prochaine fois ! Allons-y, plus vite la prise de sang sera faite, plus vite vous pourrez déjeuner.

- Oh oui, vous avez raison »

Le jour se lève à peine. La lumière si caractéristique du mois de novembre a du mal à s’installer, le ciel est couvert, une petite bruine tombe et finit de me refroidir. Le patient suivant a 45 ans, il est séropositif depuis 20 ans et au stade de sida déclaré depuis 18 mois. Son état est préoccupant, le virus se multiplie de façon accélérée et gagne du terrain chaque jour un peu plus, laissant peu de chance de survie à sa victime. Je passe le voir matin et soir pour surveiller son état général, administrer son traitement, l’alimenter par voie parentérale, et l’écouter. Ce patient est définitivement seul, sa pathologie effraie, isole, marginalise. Encore en 2014. Il a été très beau, aujourd’hui il pèse 41 kilos pour 1 mètre 85, a perdu ses cheveux, le bleu de ses yeux semble délavé par tant de larmes versées, il marche courbé sous le poids de la maladie, presque résigné mais pas encore tout à fait.

J’ai les clefs. La maison se trouve au bout d’un long chemin bordé de thuyas qui obscurcissent l’allée. La bruine se renforce. Je glisse la clef dans la serrure de la porte d’entrée. Je tourne et j’entends le clic caractéristique qui déverrouille la porte. La maison est silencieuse. J’allume la lumière du couloir, et je vois du linge répandu partout sur le sol. Une bouteille de vin blanc, vide. La nuit a dû être difficile. Je traverse la maison familiale pleine d’histoires mais vide de vies, elle a été désertée il y a plus de 15 ans déjà, des photos sur le guéridon témoignent de l’atmosphère passée, on peut y voir des enfants aux sourires radieux, des mariés resplendissants de bonheur, un couple de personnes âgées, des images de vacances. Plus rien de tout cela n’existe. La maladie règne en maître dans cet endroit et depuis quelques semaines la mort plane. Chaque matin au moment précis où j'entre dans cet endroit, je redoute ce qui finira par arriver très prochainement. Je progresse lentement, la boule au ventre. J’ouvre chaque porte avec anxiété. J’ai su apprivoiser au fil des semaines cet homme ; je connais maintenant sa vie quasiment aussi bien que ses proches car il m’a confié ses secrets inavoués, ses peurs, ses angoisses, ses chagrins, ses humiliations, ses regrets, ses remords mais aussi ses joies, ses succès, ses amours. Je l’ai écouté, rassuré mais j’ai dû parfois le mettre à mal pour mieux prendre en charge sa douleur, physique et morale. Nous sommes au bout de notre relation. Les semaines qui vont suivre vont être riches et me marquer très certainement à tout jamais. Il compte sur moi et je serais là. Quoiqu’il advienne.

Me voilà dans la chambre, dans l’obscurité complète. Il ne bouge pas. Je murmure son prénom, il ne répond pas. J’entends le bruit du moteur de la pompe de la perfusion qui l’alimente. Une petite veilleuse se trouve sur une commode à l’entrée de la pièce, je l’allume pour ne pas l’éblouir avec la lumière principale. Mon cœur bat la chamade, il ne bouge pas. Je cherche à percevoir du regard un mouvement de son corps décharné sous la couette. Je m’approche lentement, je prononce doucement encore une fois son prénom en mettant ma main sur son épaule. Il se retourne enfin, se frotte les yeux pour mieux me voir, et me susurre d’une voix d’outre-tombe : « Ah voilà mon petit ange brun, faut que je te raconte ma putain de nuit !!! »

11H30

Le ciel est toujours aussi bas. Les rendez-vous se sont enchaînés toute la matinée. Je décide d’aller chercher mon fils à l’école pour prendre ma dose de bonne humeur, d’insouciance et de légèreté qui m’aide à poursuivre. Mon mari, mes enfants, ma famille et mes amis constituent ma force et me donnent l’énergie nécessaire pour supporter certaines situations que m’impose ce boulot de fou !

J’entre dans la maternelle et presque immédiatement la vie reprend ses droits. Je me laisse imprégner par les cris, les rires, par les parents qui échangent à voix toujours trop haute, les institutrices accaparées par la sortie des enfants et la foule d’informations qu’elles ont souvent à donner. Je reviens dans un monde en couleurs, dénué de gravité. Mon fils âgé à peine de 3 ans, que je n’ai pas vu la veille, court dans mes bras dès qu’il m’aperçoit, son visage s’éclaire, ses yeux s’illuminent de joie : « Maman chérie !!! Tu vas pas au travail ? »

14h00

Le téléphone sonne, le numéro est masqué, je suis quasiment sure que c’est un appel marketing tout comme la demi-douzaine que je reçois chaque jour, et qui promettent de me faire économiser des milliers d’euros de charges grâce à d’ingénieux produits de défiscalisation. Je réponds  pourtant car il est aussi possible que ce soit un patient :

« Allo, bonjour.

- Bonjour madame, vous êtes bien Mlle Maguy ? »

Je ne sais pas pour quelle raison obscure les gens qui me démarchent sont absolument incapables de lire mon nom correctement et l’écorchent systématiquement….

« Non.

- Vous êtes bien infirmière ?

- Oui, avez-vous besoin d’un soin ?

- Non en fait je représente la société Agir+ et je suis chargée de rencontrer... »

J’entends le signal du double appel ; un numéro que je ne connais pas s’affiche sur l’écran, il faut que je raccroche pour répondre.

« …les professionnels de santé de votre ville pour leur exposer les nouvelles dispositions fiscales qui concernent votre profession… »

Le bip continue de se faire entendre.

« je vous remercie, je ne suis pas disponible…. »

Le signal d’appel est toujours présent.

« Ah, vous ne voulez pas réduire votre pression fiscale ? »

- Non je ne veux pas réduire ma pression fiscale, j’adore l’idée de payer des charges ! Bonne journée madame ! »

J’appuie sur la touche qui me permet de commuter l’appel et là, personne au bout du fil, la personne a raccroché ! Je peste contre ces appels parasites qui ponctuent mes journées et me font perdre du temps et de l’énergie inutilement. Je compose le numéro en absence mais au moment où je m’apprête à lancer l’appel, je croise un patient qui me raconte ses dernières mésaventures. Un bon quart d’heure plus tard, je rappelle enfin.

« Bonjour Madame, je suis Mlle Peggy, vous avez tenté de me joindre il y a un instant mais je n’étais pas disponible.

- Ah oui, j’avais besoin d’une perfusion d’antibiotiques, mais comme vous avez tardé à rappeler j’ai pensé que vous étiez en vacances, j’ai appelé quelqu’un d’autre qui a eu la gentillesse d’accepter de me prendre !!! »

16h00

« Allo, bonjour.

- Allo, vous êtes bien infirmière DE ? »

(Je pense très fort : « non je suis charcutière mais je me suis dit qu’aujourd’hui, j’allais me faire passer pour une infirmière ! »). Et pourquoi les gens ne disent « bonjour » qu’une fois sur trois comme si nous n’étions que des machines ?

« Bonjour.

- Oui, oui bonjour, je voudrais me faire vacciner.

- Quel jour et quel horaire préférez-vous ?

- J’m’en fous, c’est vous qui me dîtes. »

Je soupire discrètement.

« Demain 16h00 ?

- Ah non pas demain, je vais chez le coiffeur tantôt !

- Ok, bon, jeudi matin à 10h00 ?

- Euh, je réfléchis... Non, pas jeudi, je vais au marché ! »

Elle commence sérieusement à m’agacer.

« Ecoutez, il me semble que ça serait plus simple que vous me disiez directement le moment auquel vous êtes disponible.

- Ben demain avant d’aller chez le coiffeur, il est juste à côté de chez vous.

- Donc demain 15h45 ?

- Parfait ! »

17h15

Une ablation de fils chez un enfant de trois ans au cabinet. Il y a déjà une heure que je reçois mes malades, j’entends à travers la porte une jolie petite voix chanter des comptines à travers la cloison. Je pense à mes enfants et brutalement ils me manquent terriblement. Je reçois le petit Edouard. Impressionné mais digne et surtout très courageux grâce à son doudou Oscar qu’il a pris soin d’emmener avec lui pour l’aider dans l’adversité. Je l’amadoue avec ma boite à bonbons magique. A sa vue, il sait qu’il est en terrain ami, il ne risque rien et me laisse agir.

« Au revoir Edouard.

- Au revoir Peggy, je peux prendre deux bonbons pour ma maison ?

- S’il te plait Peggy, lui susurre sa maman.

- S’il te plaît Peggy. »

20h08

Le téléphone retentit encore une fois. Le numéro de mon patient souffrant du SIDA s’affiche. Je réponds :

« Oui allo, je sais je suis en retard mais je ne t’ai pas oublié, j’arrive... »

Silence au bout du fil. Je me concentre et je bouche l’oreille opposée au combiné pour mieux entendre. Un râle se précise.

«Tu es là, quelque chose ne va pas ? »

La peur m’étreint de nouveau. Dans un souffle, il lâche :

« Je crois que je vais avoir besoin de toi mon petit ange brun. »

Je raccroche. Je ne rentrerai pas tôt ce soir.

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Source : infirmiers.com