Aux heures où la ville dort, une petite voiture munie d’un caducée sillonne les rues de l’agglomération grenobloise. A son bord, un infirmier libéral qui effectue sa tournée de nuit pour apporter soins, présence, écoute et souvent, réconfort à ceux et celles qui sont malades 24h sur 24 et pour qui les soins ne s’arrêtent pas à 20h. Rencontre avec ces libéraux de la nuit et cet exercice infirmier si particulier.
Lionel et Fred sont tous les deux infirmiers diplômés d’Etat, diplômes obtenus respectivement en 1999 pour Lionel et 1997 pour Fred. Après l’obtention de celui-ci, Lionel parfait ses connaissances et compétences professionnelles au travers de nombreuses expériences professionnelles : chirurgie ortho-traumatologique, chirurgie digestive, pulmonaire, cardiologie, soins intensifs de chirurgie, surveillance continue, réanimation médicale, neurologie, diabétologie, médecine, etc... A partir de 2000, il travaille régulièrement en rééducation pour blessés médullaires et en unité d’éveil pour traumatisés crâniens et dialysés.
Fred, quant à lui, s’implique pendant 6 ans dans un service de réanimation, puis, au SAMU (service d’aide médicale d’urgence) pendant 2 ans.
C’est dans ce service de réanimation que les deux associés d’aujourd’hui (mais, avant tout, amis), se rencontrent. Très vite ils élaborent un projet d’installation en libéral, sous l’impulsion de Lionel, qui souhaite vivement exercer avec Fred, appréciant particulièrement ses qualités humaines, sa méticulosité, sa façon d’aborder les soins et son savoir-être avec les patients.
En 2006, Fred quitte le salariat pour rejoindre une équipe libérale qui travaille déjà sur une tournée de nuit. Un an après, au départ d’un des associés, Lionel le rejoint et monte son propre cabinet, tout en partageant la « tournée de nuit » avec ses confrères. En 2008, Fred et Lionel se retrouvent seuls. Ils décident alors de revoir leur organisation : restructuration de la tournée et de la patientèle, informatisation des 2 cabinets, etc.
Ils mettent alors en place une organisation de travail avec un roulement de « petite semaine « (2 nuits) et « grande semaine » (5 nuits), alternant les jours de repos et les jours travaillés.
Leurs interventions se répartissent entre 20h et 8h. Ils couvrent toute l’agglomération grenobloise, qui regroupe à peu près 400 000 habitants pour une superficie de 307km2 [1i]. De fait, le nombre de kilomètres effectués chaque nuit est assez important : en moyenne 120 km/nuit, mais les déplacements sont rapides en l’absence de circulation automobile.
Leur patientèle est majoritairement constituée de patients chroniques dépendants ou en perte d’autonomie. Les personnes handicapées (tétraplégiques, myopathes, etc..) en représentent 90%. Viennent ensuite les personnes âgées ou les soins ponctuels (alimentations parentérales de nuit, antibiothérapie de nuit, perfusions, injections, surveillances particulières post-opératoires, etc.).
La « tournée »
19h45. A l’heure où la majorité des Français s’installent devant leur petit écran pour suivre le journal télévisé du soir, Lionel monte dans sa voiture. La tournée de cette nuit devrait être sans surprise, personne n’ayant appelé entre 15h et 19h, heures où les deux infirmiers libéraux tiennent une permanence téléphonique, afin d’enregistrer les nouveaux patients, ou répondre au plus près aux besoins des « habitués ».
En effet, conscients du fait que la santé ne se limite pas à un bien-être physique, Lionel et Fred tiennent particulièrement à ce que les soins qu’ils dispensent ne limitent pas la vie sociale de leurs patients. Et pour cela, ils n’hésitent pas à modifier leurs horaires de passage si l’un de leurs patients a une sortie exceptionnelle au restaurant ou à un spectacle, ou simplement un dîner entre amis. Mais ce soir, rien de tout ça, donc direction Mr B.
Mr B a 80ans. Atteint d’une maladie de Parkinson avancée et insuffisant cardiaque, Mr B nécessite des soins de nursing avec prévention d’escarres. Incontinent, Lionel lui posera aussi un change complet ainsi qu’un étui pénien sur sac, afin de s’assurer que sa nuit se passera au mieux.
20h25 retour dans la voiture. Cette fois-ci, Lionel va chez Mme L.
Mme L. a 40ans. Porteuse d’une maladie de Little [2ii] depuis sa naissance, elle est aujourd’hui paraplégique. Lorsque Lionel arrive, elle vient de prendre sa douche avec les auxiliaires de vie qui l’accompagnent pendant la journée et qui l’ont déjà installée sur son lit. Lionel et Fred entretiennent d’excellentes relations avec les services d’aide à domicile et travaillent souvent en complémentarité.
Après une injection sous-cutanée, Lionel lui pose ses bas de contention, effectue un change, l’habille puis la transfert de son lit au fauteuil électrique, afin qu’elle puisse profiter un peu de sa soirée. Il lui prépare son traitement per-os et le lui fait prendre, et, bien sûr, passe beaucoup de temps à la soutenir psychologiquement car elle vit mal son handicap.
A 21h30, c’est dans la famille V qu’intervient Lionel. En fait, c’est pour le petit de 6 ans atteint d’un cancer. Lionel lui branche une nutrition parentérale sur pompe pour la nuit, puis lui injecte son traitement par intraveineuse lente sur Port-a-Cath®, et s’occupe de l’entretien de ce système (changement d’aiguille, réfection du pansement, etc.). Au delà des gestes purement techniques, il y a bien sûr tout le travail de surveillance du traitement, de la douleur, et surtout le soutien psychologique à cet enfant et sa famille.
22h : retour dans la voiture et direction : Madame N, patiente de 59 ans, tétraplégique. Elle a déjà été mise au lit par une infirmière libérale « de jour », car Lionel et Fred interviennent aussi en complémentarité d’autres cabinets libéraux IDE. Lionel passe donc chez Mme N pour effectuer un hétéro-sondage, lui donner son traitement per-os de nuit, faire une prévention d’escarres et changer sa position au lit.
A 22h30 c’est madame S qui voit l’arrivée de Lionel. Mme S a 50ans et, est atteinte de myopathie. Lionel vient donc pour son coucher (transfert fauteuil lit, mise sur un bassin, prévention d’escarres, etc.), son traitement du soir, et lui installe un masque de VNI (ventilation non invasive).
A 23h : Madame P patiente tétraplégique de.50 ans.
23h30 : Mademoiselle R, patiente de 30 ans, atteinte de myopathie.
00h00 : Monsieur H, patient de 40 ans tétraplégique.
0h30 Madame O, personne âgée alitée.
1h : ...
1h30 : ...
Etc….
La nuit va se continuer ainsi, et, à chaque demi-heure ou presque, Lionel se rendra chez un autre patient, jusqu’à 6h30/7H, heure à laquelle il pourra effectuer, pour certains, les premiers levers et les premiers soins de la journée.
Toute la nuit, Lionel ou Fred, suivant celui qui travaille, restent joignables par téléphone. En cas de problème (position douloureuse, apparition d’un symptôme quelconque, souci de « fuites », masque débranché, alarme d’un appareil, mais aussi soif, angoisse, etc.), ils se déplacent systématiquement sur simple appel. Tous ces déplacements supplémentaires ne sont pas facturés, mais pour eux, cela fait partie de leur façon de prendre en charge leurs patients. Comme dit Lionel : C’est notre vision des soins !
Même si ces « petits » passages ne sont pas rares et concernent presque une nuit sur deux.
Offrir un service utile, et, de qualité, pour favoriser le maintien à domicile
Pour ce cabinet libéral, la nuit est donc loin d’être de toute tranquillité, mais ce travail semble passionnant, tant au niveau des soins « techniques », qu’au niveau relationnel. De plus, quand on y réfléchit, il parait évident que, même à domicile, la maladie ne s’arrête pas à 20h. L’intervention de nuit est donc certainement indispensable pour certains patients et ce type d’organisation libérale pourrait faire des émules. Mais pourquoi décide-t-on de travailler de nuit en libéral et comment fait-on pour développer une patientelle de nuit ?
Et bien, c’est beaucoup de motivation et un travail de fourmi : beaucoup de relationnel, de la qualité, de la disponibilité et … du bouche à oreille.
L'idée d'un cabinet libéral de nuit m'a séduit parce que je me suis dit qu'on ne devait pas être nombreux à le faire (et j'avais raison) et même si, lorsqu'on m'a proposé l'idée, je retravaillais de jour depuis plusieurs mois, cela ne m'a pas dérangé de refaire des nuits, car, j’en ai fait pendant des années... Ce qui me plait, c'est d'avoir un cabinet "pas comme les autres". J'aime l'idée de la "spécificité de nuit".J'ai l'impression d'offrir un service "en plus", une sorte de prise en charge "de luxe" : on a peu de patients (une quinzaine au maximum) et le fait d'avoir la possibilité de bénéficier de soins de nuit est essentiel à leur maintien à domicile. C'est pourquoi on essaye de fournir une prise en charge de qualité : suivi des patients, prise en charge globale, relation ++++ (on est aux "petits soins")
explique Lionel, On a débuté avec environ la moitié des patients de la tournée de départ. Des infirmiers libéraux « de jour » que nous connaissions nous ont demandé de prendre en charge certains de leurs patients.
Les auxiliaires de vie de nos patients ont parlé de nous aux associations de maintien à domicile avec qui ils travaillaient. Ces structures et associations nous ont contactés. On a dû leur expliquer notre travail car aucune ne savait que des cabinets libéraux de nuit pouvaient exister !
Plusieurs patients étaient maintenus hospitalisés uniquement parce qu'ils avaient des soins la nuit. Du coup, ça a changé leur façon de voir les choses et elles nous contactent régulièrement.
Les soins de nuits ne sont plus un obstacle au retour à domicile
En fait, on s'est constitué une espèce de "réseau" de connaissance fait de libéraux de jour, d'auxiliaires de vie et d'associations de soins à domicile qui se sont contacté mutuellement, de " fil en aiguille" , par le bouche à oreille.
C'est pour ça que nous entrons tout le temps en contact avec les libéraux de jour de nos patients pour tisser une sorte de "réseau de prise en charge 24h sur 24"
Utiliser toutes les compétences infirmières
Lionel et Fred sont très organisés pour les prises en charge et ils tiennent à utiliser toutes leurs compétences et savoirs infirmiers, afin d’offrir à leurs patients un service de qualité optimale :
Chaque fois que nous avons un nouveau patient : nous le rencontrons à domicile avant le début des soins afin de se présenter, de faire connaissance (antécédents, histoire du patient, problèmes éventuels, traitement, etc...), d'évaluer ses besoins et son environnement et de régler dès le début tous les petits détails (enregistrement du patient sur TLA[3iii], voir si tout est ok avec l'ordonnance, obtenir le double des clés, se mettre d’accord sur les horaires de passage...etc...). Ensuite, nous donnons un planning à nos patients avant le premier de chaque mois afin qu'ils sachent qui vient travailler la nuit et donc qui appeler en cas de changement
.
L’observation, l’analyse, l’organisation des soins et leur évaluation font donc partie intégrante de leur travail.
Et Lionel ajoute : Avec mon collègue, tous les jours on se voit ou on s'appelle pour les transmissions.
On se voit pour tout ce qui concerne les renouvellements d'ordonnance pour ensuite soit en informer le patient soit gérer avec le médecin traitant. Nous faisons tous les jours le point sur les patients afin de travailler en équipe, de faire les mêmes choses et donc, de rester cohérents. Toutes les décisions concernant la conduite à tenir avec les patients sont prises à 2 (ce n'est pas dur puisque nous avons la même vision des choses).
Puis, bien sur, il y a tout le travail « à côté », propre à l’exercice libéral : la tenue de la comptabilité, la facturation, les relations téléphoniques avec les associations et structures de maintien à domicile, les familles, les médecins, les démarches auprès de l’Assurance Maladie, les relations avec les cabinets d’infirmiers libéraux « de jour », etc. Lionel insiste beaucoup sur ces relations : il faut absolument travailler en collaboration avec tous les prestataires de jour et surtout ne pas s'isoler, faire ses affaires tout seul dans son coin...
Au niveau financier, les soins sont pris en charge par l’assurance maladie. Pour l’instant, Lionel et Fred n’ont pas rencontré de difficultés particulières à partir du moment où les prescriptions sont bien rédigées et spécifient « nécessité impérieuse de nuit », juste quelques demandes de précisions sur les soins effectués « certainement pour constater de l'utilité de notre présence » comme le souligne Lionel.
Un exercice passionnant mais aussi….fatiguant !
Mais si l’utilité d’un cabinet infirmier de nuit semble évidente, le travail de nuit en libéral n’a pas que des bons côtés pour le professionnel. Interrogé sur les avantages et inconvénients de cet exercice particulier, Lionel est lucide :
Je suis célibataire, séparé avec deux enfants. Etre de nuit me permet d'aller les chercher à l'école et d'être là toute la journée. L'avantage des nuits c'est que tu as tes journées de libre. Le problème, c'est qu'au début : tout va bien. Puis, à force, on cumule la fatigue car on est à l'inverse du rythme biologique (on récupère moins bien en dormant le jour, les repas sont décalés : je déjeune à midi, je mange à 19h et je dine à 01 h du mat') donc on dort de plus en plus, donc on fait de moins en moins de chose la journée (vu qu'on dort le jour). De plus, on est en décalé avec la famille, les amis...avec, en plus, pas beaucoup de soirées de libre... (Sachant quon bosse aussi 2 w-e). Du coup, ça isole... Je pense que les nuits c'est bien pour les jeunes sans enfants et qui n'ont pas trop de contraintes, sinon ça devient vite un casse-tête...
Autre point important pour le professionnel : les revenus. Là aussi, la médaille a ses revers :
En ce qui concerne les salaires, oui, c'est beaucoup plus avantageux qu'en salariat. Mais ça demande plus de boulot puisqu'il faut continuer après les heures de tournée (faut faire sa comptabilité, la paperasse. Il y a toute la relation avec le patient, sa famille, son médecin...) on est libéral tout le temps... Pour moi, j'ai un côté infirmier (pendant mes tournées) et un côté chef d'entreprise (quand je ne suis pas en tournée. Parfois, je me demande quel côté est le plus important...).
Mais quoiqu’il en soit, lorsque Lionel vous parle de son exercice « particulier », vous comprenez très rapidement que cela tient pour lui de la passion. Nous sommes "spécialisés" dans le handicap parce que cette population n'a pas seulement besoin de soins le jour. Quand on est handicapé, on l'est aussi la nuit !... Petit à petit, mine de rien, on commence à être connus dans le "milieu" du domicile de part notre spécificité de nuit mais aussi parce qu'on essaie de fournir une prestation de qualité, adaptée au maximum aux besoins du patient, une sorte de "service de luxe", parce que très peu d'ide veulent travailler la nuit
… Et cette reconnaissance entraine une fierté qui se lit dans le regard, même fatigué, de ces deux professionnels. Alors… Longue vie à ce cabinet « spécial » !!
Et un grand merci à Lionel et Fred pour le temps qu’ils ont bien voulu m’accorder.
PS
Depuis cette interview, grâce à leur professionnalisme, Fred et Lionel ont eu plusieurs contacts professionnels intéressants, qui leurs ont permis de diversifier leur activité avec de plus en plus d’appels pour des soins « techniques » : alimentations parentérales de nuit, antibiothérapie par perfusions, suivis post opératoires, etc…
Résumé
Deux infirmiers de Grenoble, après plusieurs années d’exercice en structure de soins, ont décidé de franchir le pas pour exercer en libéral. Mais à la différence avec la majorité des infirmiers libéraux, ils exercent leur activité la nuit, de 20h à 8h, exclusivement, sur toute l’agglomération grenobloise. Rencontre avec ces infirmiers libéraux un peu particuliers, qui répondent à une vraie demande en soins. Quelle est leur activité ? Quel type de patientèle ont-ils pu développer ? Quelles sont les problématiques de ce type d’exercice ?
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Florence BRACCIANO-GALLEY Rédactrice Infirmiers.com florence.bracciano-galley@infirmiers.com
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