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ETHIQUE

Un « Bipède sans plume » ou l'origine de l'intention de soin

Publié le 08/08/2023

Il existe un moment privilégié, une origine de conscience où nous devenons soignant, ce moment éminemment éthique qui nous pousse vers Autrui quand sa vulnérabilité nous oblige. Explications.

Le constat de la vulnérabilité

Le constat de la vulnérabilité d'autrui est bien ce moment éthique par excellence. Ce constat est moralement déterminant sur notre posture professionnelle, c'est en effet de lui que va dépendre notre attitude et c'est par lui que nous devenons ce que nous devons être : des soignants.

La vulnérabilité en tant que concept de soin mérite toute notre attention, une attention en termes de vigilance professionnelle, bien entendu, mais aussi une attention supérieure comme cible majeure de notre profession. Cette attention consiste à savoir la débusquer, la cerner, l'accepter comme une obligation morale. Il convient de la connaître, de la côtoyer, de la pratiquer pour ne jamais la négliger. Cette vulnérabilité est constitutive de notre humanité car, à cet endroit, se situe notre misère et notre puissance, nous sommes construit sur un vide ! « Le sujet est seul parce qu'il est un. Il faut une solitude pour qu'il y ait liberté du commencement... » nous dit Emmanuel Levinas1. Ceci pour dire que la solitude n'est pas qu'un désespoir ou un abandon, elle est aussi ce qui permet d'exister, une dignité, une souveraineté. Le constat de la vulnérabilité d'autrui commence par la disponibilité du soignant à appréhender la solitude du patient. Cette disponibilité de conscience est précieuse car elle est le fondement de notre profession. Le système de santé actuel nous contraint de plus en plus à mobiliser une énergie supérieure pour accéder finalement... à l'essentiel. Curieusement nous reléguons l'important après l'urgent mais je ne suis pas convaincu que cela soit une bonne opération. Alors revenons à l'essentiel, au moins pour un instant, dans le secret espoir que cela devienne urgent et important...

Les cosmogonies africaines sont, pour la plupart, construites sur un dualisme qui dit que l'être complet est double. La naissance parfaite étant celle de jumeaux, les autres, plus courantes, obligent l'être seul à chercher à se re-jumeler tout le long de sa vie pour retrouver sa moitié perdue. Dans cet esprit, la solitude du patient comprise comme force de sujet mais aussi comme vulnérabilité signifiée par le manque de santé, pourrait trouver, chez le soignant, une réponse en termes de posture morale professionnelle et humaine pourvoyeuse de sens aux deux protagonistes.

Face aux éléments de la nature, nous sommes les êtres les plus vulnérables. L'homme est celui qui, en termes de protections naturelles, se trouve le moins bien nanti. Les philosophes n'ont eu de cesse de constater ce paradoxe : naturellement hyper vulnérable, l'homme peut se révéler comme le plus grand prédateur de la nature. Revenons donc sur ce paradoxe, par la lorgnette de la mythologie grecque et précisément par le mythe d'Epiméthée extrait du Protagoras de Platon2 qui à mon sens éclaire parfaitement cette notion de vulnérabilité.

Alors revenons à l'essentiel, au moins pour un instant, dans le secret espoir que cela devienne urgent et important...

Le mythe d'Epiméthée

 

« Il fut un temps où les Dieux existaient et où les êtres mortels n'existaient pas. Quand le destin exigea leur existence, les Dieux les formèrent dans le sein de la terre les composant de terre et de feu ». Nous n'étions donc là que très peu de chose... Quand les Dieux furent sur le point de les faire paraître à la lumière, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée du soin de les orner, et de pourvoir chacun d'eux de qualités convenables. Épiméthée conjura son frère de lui laisser faire cette distribution. « Quand je l'aurai faite, dit-il, tu examineras si elle est bien ». Prométhée, bien que responsable devant le Grand Patron, y consenti et son frère commença à faire le partage : il donne aux uns la force sans vitesse, compense la faiblesse des autres par l'agilité ; arme ceux-ci, et aux autres qu'il laisse sans défense leur octroie des ailes ou une demeure souterraine. Des griffes aux uns, une peau épaisse, voire des carapaces aux autres, une fourrure à certains et un sang froid à d'autres. Des cornes, des sabots, des crocs et toutes ces qualités qui servent à chacun à se préserver des dangers, des saisons, des prédateurs...

Epiméthée (« Imprévoyant » en grec) ne s'aperçut pas qu'il avait épuisé toutes les qualités quand l'homme apparut nu, sans chaussure, sans vêtements, sans défense. « Un bipède sans plume » dit Platon dans un autre dialogue pour souligner cette vulnérabilité et cette exposition majeure aux dangers naturels. Prométhée, ennuyé par cette mission incomplète, décida de s'infiltrer dans l'Olympe pour subtiliser le Feu dans la forge d'Ephaïstos et les Arts dans la chambre d'Athéna. Il avait aussi prévu de ramener l'Art de la Politique mais là, vous aurez compris qu'il échouât...

Néanmoins le feu et les arts permirent aux hommes de s'organiser et de fabriquer des outils, des armes, des abris, des vêtements afin de se protéger et palier leur vulnérabilité naturelle. Depuis ce temps, l'homme ayant donc quelque part aux avantages divins (le Feu et les Arts), il croît et se multiplie oubliant sa vulnérabilité si bien qu'il se pose parfois en maître et possesseur de la nature comme le proposait Descartes. Il suffit ainsi que la maladie nous rattrape, nous allonge dans un lit d'hôpital pour retrouver rapidement cette vulnérabilité constitutive et cette incomplétude, seul, faible, à la merci de la moindre prédation.

L'homme ayant donc quelque part aux avantages divins (le Feu et les Arts), il croît et se multiplie oubliant sa vulnérabilité si bien qu'il se pose parfois en maître et possesseur de la nature...

L'Autre, ce même que moi

Cet Autre vulnérable est le même que moi car il est constitué de la même humanité, de la même vulnérabilité. Seule une boursouflure égotique démesurée pourrait nous laisser imaginer que nous ne sommes pas de la même essence. Notre puissance de soignant n'a de sens que si elle sert la vulnérabilité d'autrui. Notre puissance technique et l'art du Soin sont d'autant plus précieux qu'ils sont prévus pour prendre soin de ce bipède sans plume en mal de solitude. Peut-être que l'art de soigner peut donner sens à cette solitude du patient afin de la transformer en force d'existence. Une fois de plus, ces outils qui nous viendraient des dieux selon la mythologie, doivent nous servir à nous élever moralement. l'Autorité soignante se manifeste par le courage de se tenir debout, de faire ce constat de vulnérabilité et d'y répondre par ce que nous sommes : un paradoxe de puissance et de vulnérabilité. Être vulnérable c'est exister en s'exposant au risque d'être blessé. Le constat de vulnérabilité c’est le moment éminemment éthique, celui qui fait sourdre l’obligation de répondre et embellit le vivre-ensemble : ce moment doré où l’on pose un châle sur des épaules nues afin de prolonger une rencontre d’automne. Une erreur serait de voir l'autre simplement comme un objet fragile juste capable de se briser. Penser l'autre comme vulnérable permet d'imaginer des meilleurs possibles, penser l'autre comme fragile revient à le réifier, à désenchanter la rencontre et penser d'emblée l'irréversible.

Soigner c'est résister. La vulnérabilité nous oblige en tant qu'humain à soutenir le regard d'autrui et de le voir comme soi-même. La vulnérabilité d'autrui nous donne, à nous soignants, le pouvoir de nous dépasser grâce à nos compétences et nos expériences, cette part de divin ne doit jamais se distancier de l'intention de soin. Laissons la conclusion de ce court chapitre à Pascal et à sa métaphore du « roseau pensant »... « L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. »3.

Christophe PACIFIC, Cadre supérieur de santé et Docteur en philosophie

Source : infirmiers.com