Dominique Costagliola est directrice adjointe de l’Institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique (Sorbonne Université, Inserm). Membre de l’Académie des sciences, elle participe au conseil scientifique du consortium REACTing. Pour The Conversation, elle fait le point sur ce que l’on sait de la façon dont l’épidémie de Covid-19 évolue.
The Conversation : En quoi les recherches en cours ont-elles changé notre vision de l’épidémie ?
Dominique Costagliola : Grâce aux résultats préliminaires d’analyses de prélèvements effectués en janvier sur des cohortes de patients, on s’aperçoit que le virus circulait déjà à bas bruit en France dans certains endroits à cette époque. C’est par exemple le cas dans l’Oise, comme l’ont révélé les recherches d’Arnaud Fontanet de l’Institut Pasteur et de ses collaborateurs. D’autres travaux sont en cours pour évaluer la présence du coronavirus encore plus tôt, dès novembre ou octobre dernier.
Le modèle qui se dessine semble être le suivant : pendant des semaines, le coronavirus aurait circulé à très bas bruit, sans que la situation ne devienne épidémique (au sens où les cas ne se sont pas mis à augmenter de façon exponentielle). Pourquoi ? Parce qu’il semblerait que les chaînes de transmission du virus sont, la plupart du temps, relativement courtes. Cependant, dans certains cas, il arrive que survienne un événement de super-propagation
, c’est-à-dire des circonstances particulières qui font qu’une chaîne de transmission va s’emballer, et devenir épidémique.
T.C. : Quelles sont les caractéristiques de ces événements de "super-propagation" ?
D.C. : Ils se produisent plutôt en intérieur, impliquent une densité de population importante, et durent généralement assez longtemps. Il peut s’agir par exemple d’une grande réunion de famille, d’une chorale, etc. L’archétype étant le rassemblement évangélique de Mulhouse, fin février… Ce type d’événement provoque une diffusion massive du virus. C’est ce qui s’est passé en mars, mais le SARS-CoV-2 était probablement là depuis janvier et peut-être même avant, évoluant à bas bruit.
C’est une autre chose que nous a apprise l’épidémie : quand on prend une décision en se basant sur les cas observés, on a plusieurs semaines de retard sur le virus, en raison de la durée d’établissement du diagnostic, du fait que les malades sont contaminants avant de présenter des symptômes, etc. On le sait maintenant, il aurait probablement été encore plus efficace de confiner dès la fin du mois de février. Mais ça n’aurait probablement pas été possible à l’époque, peu de gens auraient compris pourquoi on prenait ces mesures…
Aujourd’hui, il semble qu’on soit revenu à la situation de janvier, à ceci près qu’on a conscience de la présence du virus : on le surveille, on teste…
T.C. : Justement, alors que l’épidémie semble décliner en Europe, certains, se basant notamment sur la dynamique d’autres épidémies, craignent la survenue d’une seconde vague. Que faut-il en penser ?
D.C. : Je pense que raisonner par analogie est une mauvaise idée, car chaque virus a son génie
propre. Personnellement, je n’en sais rien. Ce qui est sûr c’est que le virus continue à circuler, donc si on lui offre de nouvelles occasions de super-propagation
, il les saisira. En effet, si l’arrivée des beaux jours a peut-être un peu contribué à la diminution des contaminations, il ne semble pas que le recul observé soit dû à la hausse des températures. On ne peut donc pas exclure que l’épidémie reprenne.
T.C. : L’accalmie actuelle serait donc plutôt le résultat des mesures de confinement ?
D.C. : Oui, car le confinement sévère a permis de briser les chaînes de transmission. À ce titre d’ailleurs, si de nouvelles contaminations survenaient, je ne sais pas s’il faudrait parler de deuxième vague. En effet, le confinement ne fait pas partie de l’évolution naturelle
de cette épidémie. Cette mesure, qui a consisté à enfermer tout le monde pour éviter que le virus ne se répande, a été efficace. Mais si on assistait, dans les semaines ou mois à venir, à de nouvelles contaminations, ce serait peut-être tout simplement la suite de cette même première vague, qui se poursuivrait, plutôt qu’une réelle deuxième vague.
Concernant les effets du confinement, on voit bien la différence avec la situation dans les pays qui n’ont pas pris ces mesures, alors que l’épidémie devenait hors de contrôle, comme les États-Unis par exemple. De nombreux États ont nié la réalité et n’ont pas fait ce qu’il fallait pour briser les chaînes de transmission. La circulation y est restée quasi-permanente.
La situation là-bas, qui se dégrade, illustre a posteriori que, arrivé à un certain point, il n’y a pas d’autre solution que le confinement pour contenir l’épidémie. On peut s’en passer uniquement si on arrive à ne pas se laisser déborder, parce qu’on surveille attentivement, qu’on met en place des tests très tôt, qu’on prend des mesures de quarantaine et qu’on respecte les mesures barrières (distanciation physique, lavage régulier des mains, port du masque)… Si à un moment on se laisse déborder, c’est terminé.
T.C. : Pour éviter une nouvelle flambée, il est faut donc continuer à être vigilant, en particulier dans certaines situations potentiellement "super-propagatrices" ?
D.C. : Exactement. Il faut en particulier souligner qu’il est très important de veiller à porter correctement son masque dans les transports en commun, par exemple. Trop de gens le portent sous le nez, ce qui ne sert à rien. Et le réajuster après coup n’est pas la solution, au contraire : si le masque est contaminé par le coronavirus, c’est une des meilleures façons de s’infecter !
Certaines professions ou activités, également, sont plus à risque que d’autres. On pense immédiatement aux soignants, aux personnes au contact du public (dans les supermarchés par exemple…), aux sorties en boîtes de nuit (comme l’ont récemment expérimenté nos voisins suisses).
T.C. : Mais d’autres activités à risque sont moins évidentes à identifier, comme en témoignent les clusters identifiés dans les abattoirs…
D.C. : Oui. Il est probable que dans ce cas précis les contaminations soient liées à la proximité des personnes, au fait qu’elles font des efforts physiques : elles respirent plus fort, projettent plus de gouttelettes. Le port du masque sur de longues périodes, durant de telles activités, est certainement compliqué… Les conditions d’humidité et de température ont sans doute aussi joué un rôle. Mais étant donné le nombre de facteurs impliqués, il est difficile de déterminer la proportion respective de chacun d’entre eux.
On voit bien que la situation est complexe, et pose de nombreuses questions, y compris en matière de reprise du travail. Si cesser de télétravailler implique de reprendre les transports en commun, par exemple, cela signifie qu’on ne contrôle plus le risque d’exposition auquel on est confronté. Certaines personnes n’ont pas le choix, mais d’autres peuvent décider de continuer le télétravail ou pas. La question qui se pose est de savoir si on donne aux gens les moyens de réfléchir et de déterminer eux-mêmes s’ils prennent le risque de s’exposer ou pas, ou quelles mesures ils peuvent prendre pour réduire ledit risque. En particulier s’ils sont porteurs de comorbidités, ou si des gens de leur entourage le sont.
Il est à mon avis profitable de rendre les gens acteurs de leurs propres décisions. Çe qui ne remet pas en question le fait que, quand on a pris la décision de confinement, il n’y avait pas d’autre choix : on était dans une situation dramatique, apocalyptique pour les soignants, qui mettait certains d’entre eux en danger également.
T.C. : Ne faudrait-il pas confiner les populations vulnérables et laisser l’épidémie se développer pour atteindre une immunité grégaire qui limiterait la diffusion du virus ?
D.C. : Le problème est que l’immunité collective semble très difficile à atteindre. Une étude parue très récemment dans The Lancet, menée sur un échantillon représentatif de la population espagnole, montre que la séroprévalence reste très faible chez nos voisins, bien que leur pays ait été très durement touché. Elle plafonne aux environs de 5 %, sur l’ensemble du territoire, même si on observe des variations importantes suivant les régions. Après une vague qui a fait de tels dégâts, 5 % c’est peu… Cela s’explique par la façon dont se développe l’épidémie de Covid-19.
Dans le cas d’une épidémie comme celle de la grippe, où la transmission est relativement homogène, c’est-à-dire que chacun a la même probabilité d’infecter les autres, les modèles indiquent que l’immunité collective est atteinte lorsque 60 à 70 % de la population a été infectée et a développé des anticorps neutralisants. Mais la dynamique de l’épidémie de Covid-19 est différente. Le fait que le virus puisse circuler à bas bruit, comme dans l’Oise, jusqu’à ce que survienne un événement de super-propagation indique que la plupart du temps le risque de transmission n’est pas homogène.
Il existe des exceptions, dans certaines situations très particulières comme ce fut le cas sur le porte-avions Charles de Gaulle par exemple. Les niveaux requis pour bénéficier de l’immunité grégaire y avaient été facilement atteints : en quelques semaines à peine, plus de 60 % des personnels avaient été infectés (ce qui met d’ailleurs à mal les hypothèses de protection croisée…). Mais il s’agit de conditions quasi-expérimentales, où la transmission du virus se fait de façon homogène, ce qui n’est pas le cas habituellement.
Le point positif, c’est que cette hétérogénéité de l’épidémie pourrait impliquer que le seuil à atteindre pour bénéficier de l’immunité grégaire pourrait être plus bas que prévu.
Dominique Costagliola, Épidémiologiste et biostatisticienne, directrice adjointe de l'Institut Pierre Louis d’Épidémiologie et de Santé Publique (Sorbonne Université/Inserm), directrice de recherches, Inserm
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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