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PSYCHIATRIE

Injure et agression verbale dans le soin en psychiatrie

Publié le 18/04/2013

« On n'est pas là pour se faire insulter », disait récemment un soignant après qu'un patient eut monté le ton dans un échange. Pas là pour ça, certes, mais après ? Comment prendre la distance nécessaire vis-à-vis de l'insulte ? Que vient faire et dire l'insulte dans les rapports soignants/soignés ?

Étymologie de « injure »

Le mot « injure » est issu du latin « insulto » qui signifie littéralement « s'élancer sur », « attaquer » « outrager »1. Il procède d'un sens très agressif, très actif. L'injure est donc avant tout un acte d'agression. Il convient toutefois de noter qu'il s'agit d'une agression verbale et non physique. La blessure induite, si elle peut être douloureuse pour l'esprit, pour l'ego, ne marque pas dans le corps.

Aujourd’hui, les tribunaux, les revues « people » abondent de demandes de réparations pour injures ou outrages et nombre d'entre elles aboutissent à ce que la justice statue et demande réparation du préjudice.

Sigmund Freud disait : « Le premier être humain à jeter une insulte, plutôt qu'une pierre est le fondateur de la civilisation »2. La vie humaine est préservée. Il y a meurtre de l’adversaire certes, mais meurtre symbolique. L’autre est reconnu comme égal, comme humain, pour et de qui la vie est importante malgré le différend. Dans le cadre du soin, nous considérerons avec lui qu'il s'agit ici aussi d'un acte symbolique. L’agression physique qui est un acte grave vis-à-vis d'un soignant, répréhensible, induisant une réponse institutionnelle est évitée.

« Prendre la distance nécessaire vis-à-vis de l’insulte : un travail indispensable au soignant... »

Quelle étiologie de l’injure?

Posons-nous la question du processus qui aboutit à l’insulte. Deux propositions peuvent ainsi être faites :

La notion de transfert/contre transfert

Le transfert est un terme proposé par Freud dans le cadre de la théorie psychanalytique correspondant au transfert de sentiments sur la personne du médecin3. Dans la cure, tout comportement actuel a son origine et est en accord avec les expériences passées. Il révèle donc au patient, par la relation affective que celui-ci établit avec son analyste, tout un ensemble inconscient d'attitudes amicales ou hostiles établies dans son enfance.

Si le transfert en psychanalyse est une projection émotionnelle de l'analysé sur la personne du thérapeute, le contre-transfert est l'« ensemble des réactions inconscientes de l'analyste à la personne de l'analysé et plus particulièrement au transfert de celui-ci »4. Par extension, nous pouvons admettre des sentiments envers nous, soignants, émanant des personnes en soins5. En retour, nos propres sentiments surgissent dans les rapports que nous entretenons avec ces personnes face à leur ressenti envers nous, envers ce qu'elles éveillent en nous.

Si le « transfert » entre le patient et le soignant est négatif, chargé d'hostilité, il sera difficile d'éviter le contre-transfert du soignant tout autant négatif.

Nous comprenons ici que l'injure n'est pas destinée au soignant mais à un « objet » interne au patient qui fait référence à des événements, des personnes rencontrées dans son enfance. Répondre à cette agression est se tromper de rencontre, d'interlocuteur et la notion de relais pris par un autre personnel est essentielle en termes de réaction professionnelle.

La colère

Nous pouvons dire, dans la plupart des cas, que l'insulte provient d'une situation qui met l'insulteur dans un état de colère. On n'insulte « à froid », sans cause que si l'on recherche le conflit ouvert, le passage à l'acte.

Rappelons-nous certaines de ces situations dans la vie courante :

  • vous avez un accrochage en voiture, votre voiture toute neuve et c'est de votre faute ;
  • votre fille perd à l'école un bijou auquel vous étiez très attachée ;
  • vous arrivez à la gare et vous avez oublié les billets chez vous...

Toutes ces situations sont susceptibles de générer une colère : colère contre vous, contre une autre personne, voire contre le sort, le bon Dieu ou tout autre responsable potentiel de l'événement advenu.

Nous rappellerons ici que la colère, du grec kholê - cette bile qui s'échauffait au moyen Age dans la théorie des humeurs -, est une tentative désespérée de nier un événement, une situation insurmontable, insupportable, inconcevable du fait de l'impression de subir une injustice. Elle correspond à une submersion par une émotion indicible.

Dans le film « Un nuage entre les dents », Philippe Noiret répond à Pierre Richard qui vient de l'insulter « Quand monsieur ne trouve plus ses mots, monsieur trouve le glaviot ! »6. Et pour « refroidir » cet échauffement figuré ou réel, un processus se met en place aboutissant à une action dont l'injure est un phénomène possible.

« L’insulte obéit à un processus, elle n’est pas le fruit du hasard... »

Une indispensable assurance face à l’insulte

Dans le cadre de la vie en société, le sociologue Erving Goffman propose une réponse à travers ce qu'il nomme les rites d'interaction. Pour un individu, « tout contact avec les autres est vécu comme un engagement »7. Ceci signifie que face à l'autre, il n'a que deux alternatives : perdre la face ou faire bonne figure8 même si garder la face est une condition de l'interaction et non un but9.

Au quotidien, nous ne pouvons accepter après l'insulte, pour nous même et face aux spectateurs du conflit, de « baisser la tête dans la rencontre avec les autres »10. C'est ce que Goffman appelle notre indispensable assurance11.

Dans notre cadre professionnel, plusieurs configurations sont possibles :

  • injure du supérieur à un subordonné : par exemple, un cadre à un infirmier ou un aide-soignant. Le statut de l'insulte ici s'apparente à un abus de position dominante. L'écart de langage n'est pas tolérable et relève d'une erreur de management, voire d'une faute professionnelle. Comment le soignant pourra t-il faire autre chose que perdre la face à ses yeux, ceux de ses collègue ? S'il n'a pas le courage d'en référer à l'échelon hiérarchique supérieur et obtenir réparation, quelle confiance en lui conservera t-il pour continuer à soigner sereinement ? ;
  • injure entre agents de même grade : nous sommes là plus proches de ce que Goffman propose pour le commun des personnes. L'injure appellera forcément réparation dans une succession de rituels interpersonnels12 ou dans un appel à l'arbitrage du supérieur, ou la prise à témoin d'un tiers.

« Face à l'autre, il n'a que deux alternatives : perdre la face ou faire bonne figure. »

L’insulte faite au soignant par le soigné

Le cas qui nous intéresse le plus ici est l'injure du soigné au soignant et nous allons le développer. Le patient qui nous insulte n'est pas en position symétrique dans le rapport que nous entretenons avec lui. Certes, nous l'écoutons, nous envisageons avec lui un projet le concernant, mais à l'arrivée, a-t-il réellement le choix, et ce choix n'est il pas un choix « par défaut » ?

Très naturellement, l'homme - et le patient en est un - organise son propre espace, constitue son territoire, aménage ses zones de sécurité et d'indépendance. Il se projette dans cet espace et devient médiateur de ses pulsions13. Or, l'institution est totalitaire : les soins se font même quelquefois « sous contrainte », mes libertés sont de fait amputées. Même pour les hospitalisations libres, les contrats de soins me restreignent dans ma capacité à décider, je dois demander des « permissions » pour mes sorties, mes visites peuvent être limitées, ne serait-ce que dans le temps. Autour de moi, patient, les médecins vont mettre en place un traitement, les assistantes sociales m'orienter vers des étayages sociaux, les infirmiers, aides-soignants me contraindre à des respects d'horaires « parce que l'on est à l'hôpital et que l'on ne peut faire autrement ». Ma part d'autonomie se restreint. Le soignant a un réel pouvoir sur moi. Je me sens en position régressée. A tout moment, une demande quelconque, un mot, une réflexion peut faire déborder le vase et amener cette injure qui n'a d'autre fonction que de signifier le refus de cette construction : finalement, tu es en position d'être dépendant. Dépendance plus ou moins importante, mais dépendance tout de même.

Le patient pourra être amené à vivre sa maladie comme un deuil de son autonomie, de l'amputation d'une partie de sa liberté par cette maladie. La réitération des hospitalisations au décours des années peut accentuer cette prise de sens.

Ma réponse, c'est : j’ai envie de vous détruire, j'ai envie que ce que vous me dites ne soit pas, je veux anéantir ce moment et vous avec, je ne veux pas que cet état de fait soit, mais je parviens malgré tout à modifier cette pulsion, cette envie, pour en faire autre chose, la transformer en insulte pour que ma colère reste audible.

« A tout moment, une demande quelconque, un mot, une réflexion peut faire déborder le vase et amener cette injure qui signifie un refus... »

Et pour nous, soignants que faisons-nous de cette colère ?

Dans le soin, ce passage à l'acte verbal est vécu comme inquiétant, menaçant, prémisse possible d'une agression physique. La violence verbale porte atteinte à l'intégrité psychologique du sujet14. Elle peut générer de la peur. Le patient monopolise l'attention de l'équipe en place. Il n'est pas rare de voir l'ensemble des soignants se concentrer dans la pièce où se déroule le face à face patient/soignant devenu insultant/insulté. Cette violence verbale qui signe l'impossibilité de se consacrer simplement, sereinement au soin15.

Ce qui renforce notre mal être, c'est que nous sommes sur notre lieu de travail avec notre statut de soignant. Max Weber décrit notre émotion comme une « croyance en la validité d'un statut légal et d'une compétence positive fondés sur des règles établies rationnellement […] qui s’acquitte des obligations conformes au statut établi. »16. Dit autrement, nous sommes soumis dans notre travail à ce que Lévinas nomme le « souci d'autrui »17, impliqués, engagés dans cette relation et acceptons mal d’en être agressés.

Passé le moment de crise, le personnel demandera généralement au psychiatre « de faire disparaître ce symptôme qui est un problème en soi, signe de la maladie qu'il faut à tout prix traiter, sans relation directe avec le patient et son contexte. »18. Quitte à oublier que « soigner au quotidien, c'est reconnaître une certaine légitimité à toute forme d'expression, si violente soit elle pour pouvoir la nommer, la prendre en compte et la traiter. »19. A vouloir réprimer ou éradiquer toute manifestation d'agressivité des patients, c'est une partie de leur capacité à s'adapter au monde que l'on diminue20.

« Ce n'est pas moi, individu que cette personne interpelle, injurie, mais le soignant que le hasard du planning a positionné là à cette heure précise. »

Quels outils avons-nous à disposition ?

Bien évidemment, ce que nos décrivions comme inquiétant, menaçant, peut générer un passage à l'acte pour la personne menacée principalement si la réponse à l'injure n'est pas professionnalisée. Nous avons parlé précédemment de symbolique : la violence - ici verbale - doit être interprétée comme un discours21. Au professionnel le décodage en situation, malgré le stress, la tension ambiante et la formation sera là un gros atout. Nous pouvons nous interroger sur la notion de « perdre la face » dans cet échange soignant/soigné. Dans un rapport où nous sommes de fait en position de dominant, devons-nous encore plus accentuer cette dissymétrie relationnelle ? Souvenons-nous de la citation attribuée à Lucien Bonnafé : « Le patient est déjà aliéné par sa pathologie ; si le soignant n'est pas systématiquement de son coté, alors il participe de sa double aliénation ».

Donc l'enjeu relationnel ne saura passer que par un savoir être soignant. En premier lieu refuser la place que le patient nous assigne dans ce face à face : place d'agressé face à un agresseur. Nous ne sommes pas un interlocuteur choisi pour sa colère. Nous sommes là parce que nous sommes soignants et lui en souffrance. Ce n'est pas moi, individu que cette personne interpelle, injurie, mais le soignant que le hasard du planning a positionné là à cette heure précise.

Donc, je ne vais pas répondre sur ce terrain. Je vais comprendre cette injure comme une colère, je vais l'inviter à en parler ailleurs, avec un tiers, je vais lui dire qu'il inquiète sûrement les autres personnes en soin, ou tout autre idée pour désamorcer cette colère. Même si la violence sidère, il importe de se re-présenter la situation dans un simple dialogue intérieur comme une auto-thérapie, se polariser sur la situation de « l'agresseur » plutôt que sur son narcissisme blessé22.

Il est illusoire de lui demander de baisser d'un ton, de me respecter, lui dire que c'est ainsi et pas autrement ou que sais-je encore qui ramènerait le discours à « je ne perdrai pas la face devant toi » et espérer que cela agira. Nous pouvons et devons ramener cette injure au niveau médical afin que le patient puisse s’expliquer sur cette agression verbale, et c’est le médecin qui reposera de sa place de tiers prescripteur le cadre de l’hospitalisation.

Nous avons évoqué la notion de contre transfert. Le législateur y avait sans doute pensé... La déontologie nous rappelle que selon l'article R. 4312-25 relatif aux règles professionnelles infirmières : « L'infirmier ou l’infirmière doit dispenser des soins à toute personne avec la même conscience quels que soient les sentiments qu'il peut éprouver à son égard... »

Au delà de ces réponses individuelles, l'institution se doit d'apporter la sienne. « Il est indispensable que nos services de soins mettent à disposition de leur personnel des réunions cliniques où puissent s'élaborer de véritables stratégies thérapeutiques. »23. Et au-delà des réunions cliniques, au niveau des unités, il faut que ce temps existe de libre expression durant lesquels le soignant pourra déposer son vécu plus ou moins douloureux. Ce que René Roussillon appelle le « débarras ». Echanger avec les autres, partager avec l’encadrement, les médecins permettra d’éviter des dérives type fuite, contre agressivité, projection…

« Ramener le discours à « je ne perdrai pas la face devant toi » et espérer que cela agira est illusoire. »

Pour ne pas conclure...

L'essentiel de notre recours, encore et toujours, reste l'éthique. Se remettre malgré tout en question. « Il paraît difficile d'évoquer les manifestations d'agressivité des patients sans s'interroger sur notre éventuelle propension à être ironique, à les éviter, à refuser de les entendre, de les aider » nous dit Dominique Friard24. Il semble que l'on puisse faire référence à l'éthique de Sartre : on ne s'engage que par ses actes : « L’homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait »25. Donc si nous nous prétendons soignants, alors mettons tout en œuvre pour que nos actes soient des actes de soignants. « La vie que je mène m'engage devant l'humanité » nous dit le philosophe. A l'intérieur de tout ce qui définit le professionnalisme, cette éthique tient une place particulière qui va être charpente de mes actes de soignant.

Pascal SCHINDELHOLZ
Cadre de santé CH de Lavaurpascal5870@gmail.com


Source : infirmiers.com