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CONCEPTS DE SOINS

Concepts de soin - Le respect

Publié le 08/10/2012

Sylvie, quand je recueillais des témoignages pour écrire « Quand les soignants témoignent » a été l’une des premières infirmières à me raconter un moment difficile dans son apprentissage, un moment en lien avec une patiente bien sûr, puisque telle était la logique, mais un moment en lien aussi avec une autre personne qui se devait de la former. Son expérience a été telle qu’elle a failli quitter l’apprentissage de son futur. Aujourd’hui, de cette expérience aussi difficile que douloureuse, Sylvie en a fait une force. Nous le verrons plus tard. En attendant, contentons-nous de faire un lien entre cette histoire de soin et le concept de respect.

Cet article est extrait de l’ouvrage de Philippe Gaurier intitulé « De l’accompagnement du Soigné au Soignant », paru aux Éditions Losange en novembre 2011.

Cet ouvrage, témoignage et appel à la reconnaissance du métier infirmier dont le geste premier est «â€ˆprendre soin du prochain » est le troisième de l’auteur, cadre supérieur de santé, chercheur mais aussi rédacteur d'Infirmiers.com.

Le témoignage de Sylvie

Voilà ce que Sylvie me raconte, je vous le livre, tel que... « Il y a des moments forts dans une carrière. En ce qui me concerne, ces moments forts m'ont, à chaque fois, fait avancer, réfléchir, m’ont permis de me remettre en cause. Ces moments forts sont aussi, souvent, liés à un patient ou à un collègue. Je me souviens d'Anna, une jeune fille de 16 ans qui est morte fauchée par une leucémie aiguë. Avec Anna, j'ai appris, à ses dépends, qu'il y avait des infirmières qui étaient de vraies « saloperies », des perverses se délectant de leur pouvoir. J'ai failli arrêter mes études tellement j'ai eu peur de devenir comme ça. J'étais stagiaire en hématologie et cette jeune fille m'a fait prendre conscience du pouvoir que nous avions, nous les soignants, sur les patients. A nous ensuite de bien utiliser ce pouvoir ou d'en faire un instrument « destructeur ». Anna est donc d'une importance capitale dans ma pratique professionnelle et à chaque fois que je suis « agacée »par un patient, je m’efforce de penser à elle.

Mai 1979. Grand hôpital parisien en service d’hématologie. Et moi, stagiaire aguerrie de fin de seconde année, à moins d’un an du diplôme - les études se faisaient alors en vingt-huit mois - l’année où on se la joue pas mal. Le plus dur est fait, le plus dur reste à faire.

Hématologie et toutes les idées fantasmatiques qui sont là : leucémie foudroyante, enfants emportés en un rien de temps, un tourbillon. Quelle étudiante en soins infirmiers, élève infirmière disait-on à l’époque, ne s’est pas imaginée une maladie grave pendant sa formation. En ce qui me concerne, à part une tuberculose en première année suivie d’une leucémie en début de seconde année dont je me suis fort bien remise à ce jour, rien à signaler ! Ah, l’imaginaire… Et là, le choc. Brutal, méchant, rude, inattendu. Deux infirmières. Une antillaise, Henriette. Douce, enveloppante, la voix chaude, traînante. Et l’autre. Comment l’oublier ? Une arrogante, une perverse, une brutale, une inhumaine, une méchante, une « abuseuse ». Je préfère l’appeler l’autre, cela m’évitera d’être grossière ou vulgaire et témoignera de toute mon indifférence à son égard. L’indifférence étant à mes yeux ce qu’il y a de pire, une absence de sentiment. Même la haine qui est l’expression d’un sentiment vaut mieux que l’indifférence qui n’est l’expression de rien du tout. Mais, je ne l’ai pas toujours appelée l’autre. Excessif, me direz-vous ? Si seulement cela pouvait être vrai.

Comment te remercier Anna de ce que tu m’as appris et apporté ? Probablement en témoignant, tout simplement, en racontant ton histoire et notre rencontre. Tu m’as ouvert les yeux. Tu m’as fait sortir de cette mièvrerie infirmière que j’exècre maintenant. Oui, c’est un beau métier, mais ce n’est pas le seul. Non, il ne faut pas forcément avoir la vocation. Et les infirmiers ne sont ni des héros des temps modernes, ni des « supermen » ou « wonderwomen », ni des pures et blanches colombes. N’en déplaise à certains… Ce sont des femmes et des hommes, seulement et simplement et c’est déjà beaucoup. J’étais si jeune et tu m’as fait grandir. J’étais jeune en âge, même pas dix-neuf ans, jeune en études, jeune en tout. Tu avais trois ans de moins que moi mais tu en savais tellement plus, malheureusement. Je ne pourrai jamais te dire à quel point j’ai eu de la chance de croiser ta route, si courte. A chaque fois qu’un patient m’agace, m’énerve, je pense à toi. Et si par énervement ou fatigue ou par peur d’avoir à me remettre en cause, j’oublie de penser à toi, je le regrette. J’ai vraiment eu beaucoup de chance de te rencontrer aussi tôt dans ma vie professionnelle et dans ma vie, ma vie professionnelle n’étant qu’une part de ma vie ; une part indissociable et pourtant dissociée. Grâce à toi, je réfléchis à ma pratique professionnelle. Je réfléchis tout court. Je me remets en question et j’avance. Quel temps tu m’as fait gagner ! D’autres sont venus après m’aider à avancer, mais c’est toi qui as allumé la mèche.
Quand je pense à toi, je revois clairement ton visage fin et doré, tes immenses yeux noirs et tes magnifiques cheveux bouclés, noirs. Un petit pruneau doré. Mais une telle détresse, une telle rage, une telle souffrance, une telle envie de vivre, de vaincre et une si grande fatigue et tant de lassitude.

L’autre m’avait dit de ne pas me laisser faire, de ne pas me laisser amadouer parce que tu ne faisais que des caprices d’ado, parce que tu ne voulais rien écouter, parce que… Comment peut-on dire ça quand on est une adulte soi-disant responsable, professionnelle de santé qui plus est et de surcroît encadrant de futures infirmières ? Comment peut-on seulement le penser quand on a dans un lit, à sa merci, une gamine de seize ans qui va mourir et qui le sait ?
Tu ne voulais pas faire ce qu’on te disait, comme on te disait. Tu voulais vivre tes derniers jours comme tu l’entendais. Blasphème ! Sacrilège ! Tu oses te rebeller, tu le paieras ma belle. Impossible d’entrer en contact avec toi, disait l’autre. « De toute façon, elle refuse tout contact cette môme »… Remarque, avec elle, c’est ce que tu avais de mieux à faire. On se demande bien pourquoi tu ne veux pas lui adresser la parole à l’autre ! Alors, la sanction tombe : isolement psychologique. Ce n’est évidemment pas exprimé comme ça. Quoique… « On va la laisser dans son coin et quand elle aura besoin, il faudra bien qu’elle demande », comprenez qu’elle en passe par là où je veux, « si elle veut le bassin, il faudra qu’elle le demande gentiment et poliment ». Et tac. Il faudra donc que tu quémandes Anna, que tu baisses les yeux, que tu plies l’échine.

Je ne me souviens plus ni du pourquoi ni du comment mais ce dont je suis certaine, c’est qu’en 1979, la température se prenait par voie rectale, avec un thermomètre à mercure. Ceux qui sont aujourd’hui interdits. Et toi, tu ne le supportais pas, tu ne le supportais plus, physiquement, psychologiquement. Tu préservais ton intimité, c’était ta dignité. Mais, il y a 30 ans, la température se prenait déjà par voie axillaire. Et lorsque H (On va dire H) était de service, pas de soucis. C’était température axillaire, point barre. D’ailleurs, ça aussi je m’en souviens bien, tu étais détendue et tu souriais quand H était de service. Certes, tu parlais peu mais tu parlais. Je sais aujourd’hui le cadeau que tu m’as fait en me parlant.
Donc la température… Et l’autre te forçait, te le mettait elle-même de force en te plaquant sur le lit, négligeant toute pudeur, toute dignité, toute humanité. Et là encore, maintenant, en écrivant ces mots, la seule chose qui me vient à l’esprit c’est « saloperie ». A quoi cela pouvait bien l’avancer de te faire mal, de te faire du mal ? A manifester son autorité, son pouvoir, sa toute puissance. Mais qu’est-ce que c’est que cet abus de pouvoir ? De quel droit ? Pourquoi ? Aujourd’hui, je suis malheureusement ou heureusement en fin de compte dans l’incapacité de répondre à cette question. Et ceux qui savent et qui se taisent, les collègues ? Et ceux qui couvrent, les surveillantes, les cadres de santé ? Je me demande bien ce qu’elle surveillait la surveillante du service. En fait, si, elle surveillait les couloirs et quand les prémices de la visite se faisaient sentir avec l’arrivée en grappe des externes puis de l’interne, elle partait se repoudrer le nez et se parfumer. Je n’exagère même pas…

Mais revenons au pouvoir. Il ne faut pas se leurrer. Les soignants, et je ne parle pas là des médecins, ont un immense pouvoir, un terrible pouvoir qui peut devenir terrifiant et destructeur. Quand on a dans un lit une personne nue, au sens propre comme au figuré, un patient désemparé, en prise au doute, anxieux et même désagréable parce que le trouillomètre à zéro (parce que des vrais « chieurs » comme on dit, il n’y en a pas tant que ça, si on y réfléchit un tout petit peu), mais oui le soignant a du pouvoir, évidemment qu’on en a du pouvoir. Et qu’en fait-il de ce pouvoir, qu’en faisons nous, qu’en fais-je ? Il a, vous avez, nous avons, j’ai le pouvoir de dédaigner, de mépriser, d’afficher mon savoir, de souffler d’exaspération parce que le malade ne comprend vraiment rien à rien et qu’après tout il n’a qu’à se laisser soigner gentiment et surtout docilement. Et on a le pouvoir de dire sans même le verbaliser : « je ne sais pas qui vous êtes et je m’en contrefiche. Nonobstant, c’est moi qui tiens les rênes et je vous tiens à ma merci ». Vous êtes horrifiés, vous faites des bonds dans tous les sens et pourtant cela existe et vous le savez bien. Un peu d’honnêteté ne nuit pas. On a tous à un moment ou un autre, de façon plus ou moins marqué, plus ou moins ambiguë abusé de ce pouvoir. Néanmoins, en tant que soignant, il a, j’ai le pouvoir de réconforter, de rassurer, de sourire, de prendre soin, d’expliquer, d’être doux, de faire preuve d’empathie, d’empathie pas de pitié ni même de compassion mais d’empathie. Nous avons cet extraordinaire pouvoir, ce magnifique pouvoir d’exercer avec implication, avec passion, avec art notre extraordinaire et magnifique métier. Et cela n’a rien à voir ni avec la charge de travail qui est réelle ni avec la pénurie de personnel.

Sourire ne me retardera pas dans ma journée. Écouter en faisant un soin ne me fera pas perdre de temps, au contraire. Il faut arrêter avec cette fichue dichotomie du technique et du relationnel comme si c’était incompatible, comme si les deux ne pouvaient pas aller de pair.

Anna, ma douce, je n’ai pas supporté. Je n’ai pas voulu l’aider à te tenir. J’étais en larmes et, pourtant, pas une ne coulait. Et sans dire un mot, je suis sortie de la chambre. Je t’ai abandonnée à ta tortionnaire. Invraisemblable, pensez- vous ? Si seulement cela pouvait être vrai. Un jour ou l’autre, il faut choisir, il faut se positionner. Je n’ai pas su m’interposer et j’en suis tellement désolée, mais je me suis positionnée dans la mesure de mes possibilités du moment. Maintenant, non seulement je me positionne mais je m’interpose le cas échéant. J’ai eu à m’interposer quelquefois, la violence était physique, verbale voire latente et c’est avec tellement de tristesse que j’écris ceci. Il est insensé que des situations pareilles existent et perdurent et pourtant… L’autre est sortie de la chambre, une vraie furie, me hurlant dessus. Cela n’est pas très grave en soi quand je pense aux violences subies par Anna. Mais elle hurlait, haineuse et tu as tout entendu Anna. Elle m’a jeté à la figure : « mais de toute façon, il va falloir que tu te blindes ma petite. Pour être une bonne infirmière, il faut se blinder ». Quelle connerie. Non, non et non, il faut se protéger, ça oui, mais pas se blinder. Il faut être sensible à la souffrance des personnes dont on s’occupe ce qui ne veut pas dire, en aucun cas, qu’il faut souffrir avec eux. Elle vociférait. Et là, le coup de grâce : « de toute façon, elle va mourir. Tu n’as qu’à faire comme si elle était déjà morte, ce sera plus facile. Viens la tenir. C’est un ordre ».
Mais où ils étaient tous. Personne n’a bronché. Pas un chat dans le couloir. Anna, ma belle, tu as entendu ces horreurs et senti cette malveillance. Enfin, j’ai retrouvé l’usage de la parole et j’ai refusé : « non, je ne la tiendrai pas. De toute façon, on ne prend pas la température aux morts ». Ce qui est faux, mais je ne le savais pas. En tout cas, cela lui a coupé le sifflet. Il faut avouer que deux rébellions simultanées, la patiente et l’élève-infirmière qui se doit d’être dévouée mais par-dessus tout obéissante, cela faisait beaucoup pour cette femme. Oui, il parait que c’est une femme.

Je suis allée dans le vestiaire, je me suis habillée. Pour moi, c’était fini. Je ne serai pas infirmière. J’ai peur. Que j’ai peur ! Je ne veux pas devenir comme ça, je ne veux pas être comme l’autre. Je ne veux pas prendre ce risque. Je suis terrorisée, sidérée au sens littéral du terme. J’abandonne. Je jette l’éponge. Je suis jeune. Je peux, je vais faire autre chose. J’expliquerai à mes parents, ils comprendront. Et s’ils ne comprennent pas, tant pis. C’est terminé, basta. Et je suis restée là, je ne sais pas combien de temps. Puis, je suis revenue à la réalité et la passionnée, la révoltée a repris le dessus. J’ai remis ma blouse blanche et j’ai filé direct dans la chambre d’Anna. Je voulais m’excuser. Quand je suis rentrée dans sa chambre, une transfusion était en cours. L’était-elle avant, je suis incapable de m’en souvenir. Je ne sais plus.

Quarante huit heures auparavant, j’avais donné mon sang. C’est sorti comme ça : « Qui sait ? C’est peut être le mien. Je suis O positif comme toi ». Anna m’a sourie et m’a tendue la main. Ensuite, nous avons parlé, parlé, de tout, de rien, d’elle, de moi. Nous avons jacassé comme de vraies pies, c’était rafraîchissant, revigorant. Anna est morte quelques jours plus tard. Je n’étais pas dans le service. Et c’est H qui a fait mon rapport de stage, un très bon rapport de stage… J’aimerai tant avoir inventé cette histoire, mais non. Ce n’est pas mon imaginaire. Les faits ne sont pas exagérés, au contraire. C’était tellement inhumain et violent que c’en est indescriptible. C’était il y a 30 ans et tout est absolument clair. Cela s’est passé comme ça. Curieusement, le visage d’H ne s’est jamais effacé de ma mémoire. Celui d’Anna non plus. Merci à Anna de m’avoir aidée. Sans le savoir, Anna m’a forcée à continuer. Merci à Anna parce que je n’ai plus jamais envisagé ma profession de la même manière.
Merci à Anna de m’avoir tendu la main. Merci Anna d’avoir contribué à faire de moi l’infirmière que je suis aujourd’hui. Atypique, me dit-on !!! Mais les patients ne t’énervent donc jamais, me demande-t-on ? Jamais, non. Mais rarement. Et s’ils m’agacent, si j’ai envie de les envoyer paître, si, si… Je pense à Anna. Et à de rares exceptions près, cela passe. Merci Anna. ».

Éclairage par le concept de respect

Lors de l’apport sur le concept de responsabilité, j’avais clairement en mémoire mon propre témoignage. Depuis lors, je me suis refusé à interpeller les autres témoignages, pour deux raisons au moins. La première est que je ne m’en sens pas le droit, je ne m’en sens pas la compétence, ni peut-être la légitimité. Il me semble que c’est celui à qui appartient l’histoire de soins et lui seul qui peut, qui en a le droit, qui en a la légitimité. La deuxième raison est que ce travail d’éclairage allait m’obliger à faire des choix. Et de nouveau la question se pose : en ai-je la légitimité ? Ai-je le droit de « toucher » aux histoires de soins des collègues qui me les ont confiées ? Ils me les ont confiées en tant que telles, mais aussi, « puisque c’était le deal », dans un but de recherche, voire de publication. Au fond, c’est la juste distance que j’essaie de trouver ou de poser avec ces histoires de soins, car je sais bien évidemment que dans chaque histoire de soin, il y a le malade, mais aussi l’être humain, le soignant, qui me l’a confiée. C’est en fait, concrètement, la juste distance qu’il me faut trouver et appliquer.

Le respect dans l’action de soin me semblait jusqu’ici assez évident ou en tout cas ne m’avait pas vraiment posé question. Il allait de soi. La tâche s’annonce donc délicate, et c’est avec le plus profond respect de chacun que je m’y attelle. C’est de nouveau par mon témoignage de soin (Souvenir de Somalie, 1981) que j’ai commencé en proposant, non pas une analyse ou un éclairage, mais la réaction d’une lectrice.

En effet, fin 2008, cette même histoire de soins a été publiée sur infirmiers.com afin d’appeler les lecteurs soignants à témoigner à leur tour. Le 7 avril 2008, j’ai reçu à ce sujet le mail suivant : « Simplement merci pour ce merveilleux hommage à la dignité d’un(e) petit(e) d’homme et ce message d’amour pour un petit être. Merci de ne pas l’avoir laissée partir seule dans une cuvette. » Et c’est signé : « Un cadre de santé, une maman, un autre être humain. » (lire aussi « Le concept de responsabilité »).

Que puis-je ajouter, si ce n’est à mon tour : merci. Un double merci à vrai dire. Le premier pour la chaleur de ce mail, le second parce qu’il m’aide à oser, à mon tour, un commentaire. Le respect de la dignité humaine, le respect de la juste distance. Aujourd’hui, je revendique le droit de répondre à cette question.

Le respect de la dignité humaine :

  • c’est l’impossibilité pour Atika, étudiante en soins infirmiers, de répondre à la question de Koura : « Mais, Atika, est-ce que si Dieu existait, il ferait des enfants malades ? » ;
  • c’est Axel, APA, qui sans avoir été formé à la relation soignant-soigné et à la relation d’aide, s’interroge sur sa « capacité à prendre en charge psychologiquement le malade » ;
  • c’est Catherine, ergothérapeute, qui s’investit pour « permettre aux patients d’exprimer autrement des choses très enfouies, intrinsèques, et qui sont en lien direct avec leurs souffrances au moment où on les côtoie » ;
  • c’est Christiane, jeune infirmière, qui n’était « peut-être pas mûre pour faire la scission entre… ce que l’on peut donner au malade et ce que l’on peut recevoir », et qui, bien que jeune mariée, a tenu son engagement d’être là pour le retour de bloc de « son » patient… ;
  • c’est Christine, infirmière expérimentée en cardiologie qui, abandonnée par le corps médical, va « choquer le patient »… pour une multitude de raisons sans doute, mais aussi parce que sa collègue lui a dit avec l’accent du midi : « Je te le confie ». Cela voulait dire aussi - à mon avis - : « Garde la bonne distance avec lui… Ne tombe pas dans l’émotion qui te paralyserait et t’empêcherait d’agir, mais ne t’éloigne pas trop pour pouvoir agir ou réagir s’il le faut. » ;
  • c’est Danielle, jeune infirmière, qui a découvert et appris « cet aspect relationnel » avec ce patient que j’ai « vu entrer pour une amputation des orteils et ça s’est terminé – petit à petit – par une amputation de la jambe, complète… » ;
  • c’est Joëlle, sage-femme chevronnée, qui au petit matin était allée voir, comme elle le dit, « une femme que j’avais accouchée d’un enfant mort-né et cette femme m’a expliqué qu’elle était contente parce qu’on était gentil avec elle… Et comme elle n’était pas très bien, je me suis permis de m’asseoir sur son lit –même si certains disent que ça ne se fait pas, moi je trouve que ça se fait. Et de lui dire : « Est-ce que vous ne voulez pas en parler un petit peu plus, parce que vous me semblez avoir quelque chose sur le cœur ? » Et là, elle me sort « tout à trac » : « Je n’ai pas accouché. » Le respect de la dignité humaine, c’est tout ce qu’elle va construire en partant de ce constat ;
  • c’est Josseline, secrétaire médicale, pour qui « les fêtes familiales et joyeuses (de Noël) se sont passées […] en ayant toujours une pensée pour Mme AmS et une angoisse à chaque appel téléphonique… À la reprise en janvier, Mme AmS était toujours à son domicile, dans sa chambre, de plus en plus faible, mais notre lien, lui tenait bon. Sa dernière venue à l’hôpital était en août 1993. Elle s’est éteinte à son domicile en mars 1994. Pour moi, les madeleines resteront attachées à son image. » Pendant que tout le monde s’éloignait ou presque, Josseline maintenait une relation dans le respect de la dignité humaine ;
  • c’est Loïc, infirmier en psychiatrie, qui mènera toute « une série d’entretiens… avec un adolescent dont personne ne voulait ».
    Je m’arrêterai à 10 collègues (en m’incluant) parce que 10 sur 10, c’est un bon score. J’aimerais m’arrêter à 10 et conclure. Mais si je m’arrête à 10, je discrimine. Or, le concept de respect ne discrimine pas. Le respect, même réduit à son plus simple appareil, doit être universel.

Si je respecte mon honnêteté intellectuelle, je pousse plus avant vers les histoires de soins d’Anthony, de Catherine, de Marie, et j’arrive à Sylvie. J’arrive à l’histoire de soin que nous confie Sylvie. Si dans l’histoire de soin de Sylvie, sa réaction est extrêmement positive, il nous faut bien admettre que « l’autre infirmière » décrite par Sylvie balaie le concept de respect de la dignité humaine attendu pour et par chacun d’entre nous. Bien sûr, on peut toujours se réfugier derrière l’exception qui confirme la règle. Mais cela n’empêche que Sylvie décrit cette collègue, cette « autre infirmière » d’une façon « incroyable » : perverse, brutale, inhumaine, lui signifiant qu’il lui faudra se blinder pour devenir infirmière.

Tu te demandes encore : mais où étaient-ils tous ? Je ne sais pas mieux dire que ce que tu as déjà écrit, Sylvie. Paul Mengal, professeur en philosophie me l’a déjà dit : « Vos témoignages parlent d’eux-mêmes. » Non, Anna, ces souffrances surajoutées à celles qui t’étaient déjà propres ne resteront pas méconnues. Sylvie ne restera pas seule à porter ce fardeau.Je te le dis, je te l’affirme. Nous sommes là, Sylvie ! Nous n’étions pas dans ce couloir, ce jour-là, à ce moment-là, Sylvie. C’était il y a trente ans. Mais d’autres sont là, maintenant, Sylvie. Ailleurs et autrement, nous témoignerons !

Le problème, c’est tous ceux qui ont précédé Anna…

Comment élargir le ici vers l’ailleurs ? Comment élargir le temps et l’espace ? Mais, c’est ce que nous sommes en train de faire, Sylvie !

Mais je m’éloigne, recentrons sur le concept de respect. Car l’autre, celle que tu ne nommes pas, Sylvie, nous semble, en effet dans un premier temps, innommable. Mais si l’on essayait de pratiquer l’exercice de notre moralité élargie comme nous le propose Kant. Si déjà, au-delà de l’indifférence, nous la nommions : je propose de l’appeler Autre. Bonjour Autre, ou plutôt Alter qui veut dire autre en latin. Madame Alter.

Quel âge aviez-vous ? Madame Alter ? Quel âge aviez-vous pour affirmer à une jeune élève infirmière : « Mais de toute façon, il va falloir que tu te blindes, ma petite. Pour être une bonne infirmière, il faut se blinder. » Vous introduisez, a minima, deux notions, Madame Alter. La première est que vous faites preuve de « sympathie » envers Sylvie, puisque vous l’appelez ma petite. Ce n’est pas toujours irrespectueux, « ma petite », c’est même plutôt le plus souvent affectueux. Vous êtes donc capable d’affection, Madame Alter. D’affection et de protection, parce que vous ne voulez pas que Sylvie souffre. Vous ne voulez pas que Sylvie souffre et vous lui indiquez comment faire : « Il va te falloir te blinder, ma petite. » Vous avez sans doute commencé comme Sylvie, Madame Alter, et vous avez beaucoup souffert. Vous avez souffert au-delà de l’imaginable et vous vous êtes blindée sans que personne ne vous le conseille. Vous avez découvert seule qu’il fallait vous blinder pour perdurer. Alors, aujourd’hui, vous encadrez Sylvie à votre façon, Madame Alter. Vous l’encadrez en lui proposant tout de suite de se blinder afin qu’elle ne passe pas par le même chemin que vous, un chemin long et difficile. Un chemin où le cœur s’assèche à force de voir des malades, tous ces malades que l’on voudrait sauver et qu’on n’a pas tous sauvés.

Et puis peut-être que dans ce service ou dans un autre où vous avez exercé avant, il y a eu tous ces malades, plutôt chroniques, qui n’ont pas su, pas pu ou pas voulu s’éduquer comme on leur disait de le faire afin de freiner, ou de stopper leur maladie chronique. Il y a tous ces alcooliques - à l’époque, notre société ne reconnaissait pas l’alcoolisme comme une maladie - qui ont refusé d’appliquer vos bons conseils, d’arrêter de boire, et que vous avez vu finir dans la pire des déchéances. Il y a peut-être aussi tous ces patients que vous avez vu mourir étouffés parce qu’il avait préféré fumer toute leur vie malgré vos bons conseils. Ils ne vous ont pas écoutée, ils ne vous ont pas suivie. Vous saviez ce qu’il fallait pour eux et ils n’ont pas fait, ils n’ont pas « obéi » malgré tout ce que vous leur avez dit et que vous saviez. Si vous aviez pu… vous leur auriez interdit l’alcool et/ou le tabac. Ils n’ont pas respecté, eux non plus, l’immense énergie que vous dépensiez, sans compter, pour eux. Le respect, c’est normalement réciproque, mais eux n’ont pas respecté ce que vous leur avez dit de toutes vos forces. Heureusement, de temps en temps, il y a un adolescent que l’on arrive à sevrer parce qu’on le lui impose. Vous étiez pour l’éducation du malade, mais si un peu d’autorité, voire d’autoritarisme doit permettre d’arriver à ses fins : qui veut la fin, veut les moyens, dit le proverbe. Un peu de fermeté ne peut pas faire de mal. Mais comme le tabac ou l’alcool, on commence par un peu et puis… c’est sans cesse un peu plus. Et puis comme plus ne suffit pas, il faut beaucoup plus. Le problème, ce n’est pas Anna. Le problème, c’est tous ceux qui ont précédé Anna…

Parce qu’il y en a eu beaucoup, beaucoup trop. Et puis, il y a tous les autres. Tous les autres pour qui vous êtes encore et toujours la bonne infirmière. Faut-il renoncer au métier, à ce beau métier, à ce merveilleux métier à cause de quelques alcoolo-tabagiques, à cause de quelques diabétiques impénitents, à cause de quelques artéritiques inconscients, à cause de ?… Non ! Vous êtes une bonne infirmière, Madame Alter. À votre époque, dans les écoles, on n’apprenait pas la relation d’aide, on n’apprenait pas les étapes du deuil, on n’apprenait pas l’éducation du patient, « on » savait pour lui. On savait ce qui était bon pour lui et on faisait pour lui. Alors, vous ne comprenez pas Anna parce qu’il vous est impossible de comprendre Anna. Vous êtes dans un autre monde. Vous êtes dans une autre référence, Alter. Je viens de supprimer Madame devant Alter. C’est plus simple… et puis qu’on le veuille ou non, nous sommes collègues. Alors comment nous rejoindre, Alter, ne serait-ce que quelques instants pour que Kant, nous en sommes certains, continue d’avoir raison. Mais, suis-je bête ! Nous venons de le faire !

Effectivement, respecter l’Autre, cette personne soignante, n’est pas facile. Sans doute faut-il encore se référer à Kant. Kant est le philosophe de la personne, c’est-à-dire de l’homme considéré comme capable de raison, habité par une conscience morale. Et pour lui, le respect est LE sentiment moral, c’est-à-dire le seul sentiment qui ne puise pas son origine dans la sensibilité humaine. Le respect trouve son origine dans la raison. Il est le sentiment moral universel. Plus universel que l’amour car l’amour est sélectif. Dans le cas présent, on pourrait (il faudrait) différencier la personne du personnage. La personne est bien évidemment éminemment respectable, il en est tout autrement du personnage, c’est-à-dire de l’infirmière décrite à un moment donné, dans un service donné...


Philippe GAURIER
Cadre supérieur de santé,
Chargé de mission « Formation et recherche », hôpitaux universitaires Paris Ile-de-France Ouest
PEPS-Formation - http://pepsoignant.com/
Rédacteur Infirmiers.com
Infirmier.philippe@wanadoo.fr
www.etre-infirmier-aujourdhui.com


Source : infirmiers.com