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CONCEPTS DE SOINS

Concepts de soin - Le courage

Publié le 08/10/2012

Le courage, tout le monde le sait, se situe entre le défaut, la lâcheté, et l’excès, la témérité. Pour moi, Joëlle, notre collègue sage-femme à l’hôpital intercommunal de Créteil (94), dans ce qu’elle nous confie, symbolise le courage1. J’ai presque envie de dire le courage avec un grand C, celui que l’on ne voit pas. Pour le soignant, c’est le courage de continuer d’entrer dans la chambre du malade, contre vents et marées, continuer alors que l’on est allée au bout de soi-même.

Cet article est extrait de l’ouvrage de Philippe Gaurier intitulé « De l’accompagnement du Soigné au Soignant », paru aux Éditions Losange en novembre 2011.

Cet ouvrage, témoignage et appel à la reconnaissance du métier infirmier dont le geste premier est «â€ˆprendre soin du prochain » est le troisième de l’auteur, cadre supérieur de santé, chercheur mais aussi rédacteur d'Infirmiers.com.

Joëlle, sage-femme, témoigne ici.

« Retrouver l’année est un peu compliqué, mais je vois bien le lieu parce nous étions en plein travaux de réaménagement du bloc obstétrical, donc il y avait une réorganisation d’un tout petit service d’hospitalisation. Ça devait être dans les années 1990. J’étais sage-femme depuis une petite dizaine d’années. On avait un chef de service qui, avec le cadre sup, avait un petit étoffé l’équipe de sages-femmes et augmenté leurs missions puisqu’ils les avaient sorties de la salle de travail. Donc, je dirais que - dans ma tête quand j’en parle avec des collègues de cette époque-là - il y avait une espèce de… pas « tout était possible », mais on avait un peu d’autonomie et on pouvait proposer des projets à ce patron qui les entendait avec intérêt.

C’est aussi un Monsieur qui a beaucoup travaillé et qui a écrit sur le deuil périnatal. Il s’agit du Professeur X de l’hôpital Y. À l’époque et comme toujours, j’étais de garde. Et en fin de garde après 24 heures de travail, l’habitude était - et c’est ça qui est toujours existant - d’aller voir les patientes qu’on avait accouchées. Ça faisait partie du rituel. Avant de quitter la garde, après avoir pris la douche, on allait faire un petit coucou, on s’attardait avec le bébé. On récupérait les chocolats, « la bouteille de champagne »… et j’étais allée voir une femme que j’avais accouchée d’un enfant mort-né et cette femme m’a expliqué qu’elle était contente parce qu’on était gentil avec elle… Et comme elle n’était pas très bien, je me suis permis de m’asseoir sur son lit,  même si certains disent que ça ne se fait pas, moi je trouve que ça se fait. Et de lui dire : « Est-ce que vous ne voulez pas en parler un petit peu plus parce que vous me semblez avoir quelque chose sur le cœur ». Et là, elle me sort tout à trac : « Je n’ai pas accouché. »

À l’époque, ces femmes là étaient laissées le plus longtemps possible en service de gynécologie pendant leur travail d’accouchement - il n’y avait pas la péridurale - et elles passaient (au dernier moment) en salle de travail. Et pour l’expulsion, c’est-à-dire le moment où l’enfant naît, elles étaient mises sous anesthésie générale. L’enfant naissait, après allait en autopsie et en service funéraire, mais il n’était jamais présenté à la patiente. Ça veut dire que la femme avait des contractions, elle se retrouvait en salle de travail et quand elle se réveillait, elle n’avait plus d’enfant. Elle n’avait plus de contraction et pas d’enfant. Voilà.

J’avais déjà dû entendre ça, mais là, en tout cas ce matin-là, parce qu’on était le matin, ça m’a heurtée et comme on avait des réunions de sages-femmes à l’époque à peu près mensuelles, j’ai proposé aux collègues de faire autrement. Ce n’était pas évident parce qu’habituellement les sages-femmes se disent qu’elles sont faites pour mettre des bébés au monde qui vont bien et que la vie est belle et là, je leur proposais de prendre en charge des mamans « mal en point » qui allaient avoir des enfants mort-nés. Donc certaines m’ont rétorqué que ce n’était pas la physiologie, que c’était de la pathologie… Je ne suis pas si sûre que la différence soit aussi nette que ça. Nous étions une toute petite équipe, à l’époque, et les collègues ont été assez d’accord pour les prendre en charge - même si ce n’était pas plaisant - le mieux possible. On a donc monté le projet très rapidement.

Le projet était de passer les dames en salle de travail le plus tôt possible - parce que même s’il n’y avait pas la péridurale, on peut faire de l’accompagnement au cours des contractions – et de nous occuper nous-mêmes de la direction du travail puisque le travail était un petit peu compliqué, surtout qu’à l’époque, il n’y avait pas les molécules actuelles qui permettent de déclencher le travail de façon chimique. Le chef de service a été d’accord. Il a fallu ensuite batailler un petit peu pour proposer aux patientes de les endormir plutôt que de les endormir systématiquement. Il a donc fallu travailler avec les anesthésistes.

Le moins compliqué a été de proposer de montrer les enfants aux femmes et ça s’est fait très vite. On n’avait pas beaucoup de femmes. À l’heure actuelle, on en a une centaine par an. À l’époque, on devait en avoir une cinquantaine… par an… sur l’hôpital. Voilà, donc j’ai commencé à écrire des procédures parce que j’avais l’idée de faire peut-être de l’encadrement. J’étais persuadée du fait qu’il fallait écrire et puis si je mettais des choses en place, il fallait que tout le monde soit au courant. C’était une période « de personnes » et c’était un peu « personnes dépendantes ». Il fallait que les choses soient écrites…

Petit à petit, ça s’est étoffé cette histoire-là, puisqu’après, eh bien, j’ai décidé - quand j’ai eu le poste d’encadrement, j’étais là tous les jours de la semaine - de voir les patientes avant l’accouchement pour leur expliquer ce qui allait se passer et je me suis rendue compte que autant une femme qui accouche d’un enfant qui va bien peut être interloquée par certaines situations, mais elle l’oublie très vite, autant celles-là pointaient tous les trucs auxquels elles se raccrochaient pour éviter de penser à l’impensable qui était la mort de cet enfant. Donc, j’ai mis ça en place. Après, j’ai pris du temps de mon temps de cadre pour ça.

Un échange avec Joëlle

- Philippe : Et c’était toi qui les recevait toutes ou…

- Joëlle : Oui. Au début, il n’y avait que moi. Et après, j’ai mis en place le fait de les voir aussi après l’accouchement pour faire le point avec elles sur ce que j’avais dit, ce que j’avais raconté, ce qu’elles avaient vécu, comment ça se passait et puis ça me permettait aussi d’évaluer la prise en charge par rapport aux collègues, savoir si ce que faisaient les collègues par rapport à ce qu’elles disaient… qu’il n’y ait pas un écart. On peut penser bien faire et puis faire à côté de la plaque. Et puis bien sûr, j’ai lu, je suis allée à des congrès pour savoir si je n’étais pas moi-même à côté de la plaque. Visiblement, c’était plutôt bien. Je pense qu’il y avait une espèce de mouvance. Il y avait beaucoup d’écrits à l’époque…

- Philippe : Donc, ce sujet se développait.

- Joëlle : C’est une génération si tu veux - on est presque de la même… Les médecins aussi, ils laissaient de plus en plus de place à la parole du patient et voilà, c’est pour cela que ça s’est fait… partout en même temps. Et donc, en tant que cadre, j’ai inscrit cela dans le plan de formation des agents. J’ai d’abord réservé cela aux sages-femmes et puis après, je l’ai étendu à tout le personnel puisqu’on est toutes sages-femmes, aides-soignantes ou auxiliaires de puériculture. Et puis cette formation, c’était sur le deuil périnatal et la relation d’aide. Au début, c’était un peu une par une, et puis après, j’ai fait plutôt venir l’intervenant. Et maintenant, depuis 5 ou 6 ans, on a des groupes de 10 personnes qui sont formés parce qu’il y a un turnover, parce que c’est ouvert à la réanimation, c’est ouvert à… Cette année, on a eu une anesthésiste qui était intéressée. Une infirmière anesthésiste à qui j’ai dit : « Pas de problème, tu viens travailler chez nous donc tu peux faire la formation. » Voilà, et puis, j’ai eu de la chance, quand un nouveau cadre est arrivé - le service dans lequel elle travaillait auparavant, je crois bien, s’appelait Z - et elle y faisait de la relation d’aide pour les couples en deuil et donc on a été deux et ça c’était pas mal. Et on a augmenté l’activité en devenant centre de diagnostic prénatal. Et c’était un peu compliqué…

- Philippe : Est-ce que tu peux être plus précise sur le mot ?

- Joëlle : Il y a des moments quand j’en avais eu malheureusement - parce que c’était comme ça - trois dans la semaine, je n’avais plus l’énergie pour y aller… pour m’occuper de ces femmes. Je ne sais pas si tu as lu le bouquin de celui qui a écrit sur ses années d’enfant, d’écolier… absolument médiocres, Daniel Pennac. Et il y avait un policier qui arrivait toujours à avoir les aveux des criminels et il en sortait à chaque fois épuisé tellement il avait « déchaîné la tempête ». Il y a des fois où je me sentais comme ça et je ne voulais plus y aller. Et même si elle était malheureuse... Et même si l’on me disait : « Mais si, Joëlle, il n’y a que toi », je disais non, ce n’est pas possible. À mon sens, il vaut mieux : pas de relation d’aide en plus d’une mauvaise relation. Voilà. J’ai tout dit ?

- Philippe : C’est toi qui sais.

- Joëlle : Donc là, depuis que je suis nommée Cadre Sup, je ne peux plus du tout parce que ça demande… Je suis très occupée entre la formation, mon appropriation de ce nouveau métier. Mais, j’ai une collègue sage-femme - à qui j’ai proposé le poste d’encadrement au niveau des consultations - qui est très intéressée pour… et qui faisait déjà ça bien avant et qui m’a dit pas de problème, je vais reprendre un bout du relais. J’ai tout dit.

Éclairage par le concept de courage

Joëlle est l’une des premières collègues à avoir répondu à mon appel à témoignages en 2008. Je ne savais pas ce que les autres allaient me raconter. Mais là, dès qu’elle eut fini, j’ai su que l’on était loin, très loin dans le soin, dans l’accompagnement… que l’on était au front. C’est un mot qui m’est cher, le front, car en fait, il me semble que les soignants montent au front, il n’y a pas d’autre mot. Quelques jours après, après avoir patiemment écouté l’enregistrement audio et retranscrit le texte, après avoir compris et intégré la force, la puissance et le courage de Joëlle, je lui ai tout simplement dit -  avec un peu d’humour parce que ça aide aussi à dire les choses importantes - que si j’en avais le pouvoir, je lui érigerais une statue. Qu’aurait-elle représenté, je ne sais pas, mais c’eût été un monument à n’en pas douter !

Ainsi, je rejoins Aristote qui nous dit2 : Quels sont donc parmi les maux à redouter ceux auxquels s’appliquent réellement le courage ? C’est aux plus grands ; car personne ne sait mieux que l’homme de courage supporter ces maux... Or, c’est la mort qui est le plus redoutable de tous, car elle est à la fin de toutes choses, et il n’y a plus ni bien ni mal, à ce qu’il semble, une fois qu’on est mort.

Bien sûr Aristote prête volontiers cette vertu au guerrier : ces occasions sont celles qu’on trouve à la guerre, et la mort s’y présente entourée du danger à la fois le plus grand et le plus glorieux… Ainsi donc, l’homme qu’on peut appeler vraiment courageux est celui qui reste sans crainte devant une belle mort, devant les périls qui peuvent à chaque instant l’apporter avec eux ; et ces périls sont surtout ceux de la guerre.

Je remercie Aristote d’utiliser ce dernier mot « surtout », car « surtout » n’est pas « uniquement », il laisse place à autre chose que la guerre. Cette autre chose que la guerre, c’est ce que j’appelle le front, cette proximité « touchante » de la mort.
Voilà ce que nous livre Joëlle, « mon » héroïne. Elle ne meurt pas au combat, mais elle nous dit jusqu’où elle est allée. « Donc là, depuis que je suis nommée Cadre Sup, je ne peux plus du tout parce que ça demande… » En fait, pour moi3, elle ne peut plus du tout parce qu’elle a (quasiment) tout donné. C’est cela aussi combattre jusqu’au bout. C’est ça, « entrer dans la chambre jusqu’au bout », jusqu’à la limite. L’autre vrai courage, ce n’est pas la mort héroïque qui par son éclat fait oublier la mort. L’autre courage, j’ai presque envie de dire le courage avec un grand C, c’est celui que l’on ne voit pas. Pour le soignant, c’est le courage de continuer d’entrer dans la chambre du malade. Le courage, c’est contre vents et marées, continuer d’accompagner le malade et de continuer d’affronter avec lui, à ses côtés, la maladie, la souffrance et la mort. L’autre courage, le courage non visible est là. Bien sûr, quand j’écris jour après jour, année après année, on pourrait me dire : Philippe, tu te trompes, ce n’est pas du courage, c’est de la ténacité, c’est de la constance, de la persévérance, de l’opiniâtreté. Oui, c’est tout cela. Mais j’insiste, c’est aussi du courage. Car pour faire face à la mort, la mort de l’autre, la mort de l’autre qui finit obligatoirement par nous renvoyer à notre propre passage temporaire ici-bas, il faut du courage. Du courage pour rétablir chaque jour cette justice, celle du droit pour le malade de vivre encore une journée de plus. Bien sûr qu’il faut un immense courage pour combattre à chaque fois l’injustice de la mort ! Il faut du courage pour faire face à la contingence qui nous est rappelée dans les soins : avant de naître, je n’étais pas, je ne sais pas pourquoi je suis là et en plus, demain, je ne serai plus. Le soignant entre tous les jours dans cet espace. Il y entre à chaque fois qu’il se rapproche d’un malade. Oui, il faut du courage pour faire face à la seule véritable peur, celle qui fonde toute les autres, celle qui est originelle comme la vie : la mort. La témérité, c’est-à-dire le courage par excès, n’affronterait la peur de la mort que quelques instants, avant de perdre la bataille. Le courage est la seule vertu qui fait face à mort, qui fait face à la peur de la mort.

Nous le savons tous, ces métiers de soignant sont principalement exercés par un personnel féminin. Est-ce parce que cela aide pour affronter la mort de savoir que l’on peut donner la vie ? Est-ce dans la balance naturelle de la Justice, ce poids et ce contrepoids ? Donner la vie et faire face à la mort ?

Accompagner dans « la naissance » de mort, aussi loin, et malgré tout, aussi seule. Merci pour eux, merci pour elles. Merci d’en témoigner.

Notes

  1. P. Gaurier, Quand les soignants témoignent, Éditions Masson, Paris, 2009, p.74-77.
  2. Aristote, Ethique à Nicomaque, Le livre de Poche, Du courage et de la tempérance, Chapitre VII, p. 130
  3. Je pense que Joëlle m’en excusera si je me trompe.

Philippe GAURIER
Cadre supérieur de santé,
Chargé de mission « Formation et recherche », hôpitaux universitaires Paris Ile-de-France Ouest
PEPS- Formation - http://pepsoignant.com/
Rédacteur Infirmiers.com
Infirmier.philippe@wanadoo.fr
www.etre-infirmier-aujourdhui.com


Source : infirmiers.com