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CONCEPTS DE SOINS

Concepts de soin - La tempérance

Publié le 08/10/2012

Question à Sylvie (infirmière) : « Les patients ne t’énervent donc jamais ? » Réponse de Sylvie : « Jamais, non. Rarement. Et s’ils m’agacent, si j’ai envie de les envoyer paître, si, si… Je pense à Anna. Et à de rares exceptions près, cela passe. » Prenons le temps de comprendre comment et pourquoi Sylvie est si tempérante aujourd’hui. Accompagnons Sylvie, infirmière, dans sa tempérance, en découvrant son témoignage.

De l’intérêt de la tempérance dans les soins

Ce même témoignage de Sylvie nous a servi de de support pour analyser le concept de respect. Il peut également éclairer le concept de tempérance. Alors laissons à nouveau Sylvie témoigner.

« Il y a des moments forts dans une carrière1. En ce qui me concerne, ces moments forts m’ont, à chaque fois, fait avancer, réfléchir, permis de me remettre en cause. Ces moments forts sont aussi, souvent, liés à un patient ou à un collègue. Je me souviens d’Anna, une jeune fille de 16 ans, qui est morte fauchée par une leucémie aiguë. Avec Anna, j’ai appris, à ses dépens, qu’il y avait des infirmières qui étaient de vraies saloperies, des perverses se délectant de leur pouvoir. J’ai failli arrêter mes études tellement j’ai eu peur de devenir comme ça.

J’étais stagiaire en hémato et cette jeune fille m’a fait prendre conscience du pouvoir que nous avions, nous les soignants, sur les patients. À nous ensuite de bien utiliser ce pouvoir ou d’en faire un instrument « destructeur ». Anna est donc d’une importance capitale dans ma pratique professionnelle et à chaque fois que je suis « agacée » par un patient, je m’efforce de penser à elle… Avec Anna, j’ai appris, à ses dépens, qu’il y avait des infirmières qui étaient de vraies saloperies, des perverses se délectant de leur pouvoir. J’ai failli arrêter mes études tellement j’ai eu peur de devenir comme ça. Le choc fut brutal, méchant, rude, inattendu. Deux infirmières. Une Antillaise, Henriette. Douce, enveloppante, la voix chaude, traînante. Et l’autre. Comment l’oublier ? Une arrogante, une perverse, une brutale, une inhumaine, une méchante, une « abuseuse ». Je préfère l’appeler l’autre, cela m’évitera d’être grossière ou vulgaire et témoignera de toute mon indifférence à son égard. L’indifférence étant à mes yeux ce qu’il y a de pire, une absence de sentiment. Même la haine qui est l’expression d’un sentiment vaut mieux que l’indifférence qui n’est l’expression de rien du tout. Mais je ne l’ai pas toujours appelée l’autre. Excessif, me direz-vous ? Si seulement cela pouvait être vrai...

…L’autre m’avait dit de ne pas me laisser faire, de ne pas me laisser amadouer parce que tu ne faisais que des caprices d’ado, parce que tu ne voulais rien écouter, parce que… Tu ne voulais pas faire ce qu’on te disait, comme on te disait. Tu voulais vivre tes derniers jours comme tu l’entendais. Blasphème ! Sacrilège ! Tu oses te rebeller, tu le paieras ma belle… Impossible d’entrer en contact avec toi, disait l’autre. « De toute façon, elle refuse tout contact cette môme »… Remarque, avec elle, c’est ce que tu avais de mieux à faire. On se demande bien pourquoi tu ne veux pas lui adresser la parole, à l’autre ! Alors, la sanction tombe : isolement psychologique. Ce n’est évidemment pas exprimé comme ça. Quoique… « On va la laisser dans son coin et quand elle aura besoin, il faudra bien qu’elle demande », comprenez qu’elle en passe par là où je veux, « si elle veut le bassin, il faudra qu’elle le demande gentiment et poliment ». Et tac. Il faudra donc que tu quémandes Anna, que tu baisses les yeux, que tu plies l’échine…

Et la température… l’autre te forçait, te… mettait le thermomètre rectal elle-même de force en te plaquant sur le lit, négligeant toute pudeur, toute dignité, toute humanité. Et là encore, maintenant, en écrivant ces mots, la seule chose qui me vient à l’esprit c’est « saloperie ». À quoi cela pouvait bien l’avancer de te faire mal, de te faire du mal ? À manifester son autorité, son pouvoir, sa toute-puissance. Mais qu’est-ce que c’est que cet abus de pouvoir ? De quel droit ? Pourquoi ?...

…L’autre est sortie de la chambre, une vraie furie, me hurlant dessus. Cela n’est pas très grave en soi quand je pense aux violences subies par Anna. Mais elle hurlait, haineuse et tu as tout entendu Anna. Elle m’a jeté à la figure : « mais de toute façon, il va falloir que tu te blindes, ma petite. Pour être une bonne infirmière, il faut se blinder »… Elle vociférait. Et là, le coup de grâce : « De toute façon, elle va mourir. Tu n’as qu’à faire comme si elle était déjà morte, ce sera plus facile. Viens la tenir. C’est un ordre. »
Mais où ils étaient tous ? Personne n’a bronché. Pas un chat dans le couloir. Anna, ma belle, tu as entendu ces horreurs et senti cette malveillance… Enfin, j’ai retrouvé l’usage de la parole et j’ai refusé : « Non, je ne la tiendrai pas… ».

Je suis allée dans le vestiaire, je me suis habillée. Pour moi, c’était fini. Je ne serai pas infirmière. J’ai peur…J’ai peur ! Je ne veux pas devenir comme ça, je ne veux pas être comme l’autre… Et je suis restée là, je ne sais pas combien de temps. Puis, je suis revenue à la réalité et la passionnée, la révoltée a repris le dessus… Anna m’a souri et m’a tendu la main. Ensuite, nous avons parlé, parlé, de tout, de rien, d’elle, de moi. Nous avons jacassé comme de vraies pies, c’était rafraîchissant, revigorant.

Anna est morte quelques jours plus tard… J’aimerais tant avoir inventé cette histoire, mais non. Ce n’est pas mon imaginaire. Les faits ne sont pas exagérés, au contraire. C’était tellement inhumain et violent que c’en est indescriptible. C’était il y a 30 ans et tout est absolument clair. Cela s’est passé comme ça... Merci à Anna de m’avoir aidée. Sans le savoir, Anna m’a forcée à continuer. Merci à Anna parce que je n’ai plus jamais envisagé ma profession de la même manière. Merci à Anna de m’avoir tendu la main. Merci Anna d’avoir contribué à faire de moi l’infirmière que je suis aujourd’hui. Atypique, me dit-on !… Mais les patients ne t’énervent donc jamais, me demande-t-on ? Jamais, non. Mais rarement. Et s’ils m’agacent, si j’ai envie de les envoyer paître, si, si… Je pense à Anna. Et à de rares exceptions près, cela passe. Merci Anna. »

Éclairage par le concept de tempérance

Merci, Sylvie. Merci de nous avoir aussi bien parlé de la tempérance sans avoir utilisé le mot. Merci à Anna qui nous permet ce chemin. Merci à Aristote :

l’homme tempérant agit par décision réfléchie… La décision réfléchie ne s’adresse jamais à des choses impossibles... La décision réfléchie considère plutôt les moyens qui peuvent y mener… Ainsi, nous souhaitons la santé, mais nous choisissons par décision réfléchie les moyens qui peuvent nous la donner… La décision réfléchie ne s’applique évidemment qu’aux choses qui dépendent de nous… Notre décision réfléchie choisit les choses que nous savons être bonnes… faut-il confondre la décision réfléchie avec la préméditation, avec la délibération qui précède nos résolutions ? Oui, sans doute ; car la décision réfléchie est toujours accompagnée de raison et de pensée discursive2

J’ai bien sûr raccourci le témoignage de Sylvie pour ne pas faire un trop long « copier-coller ». Mais le jour où Sylvie a quitté son poste pour se rendre à son vestiaire, décidée à renoncer à la profession, à son avenir, pour être certaine de ne jamais devenir comme « l’autre », par peur de devenir comme « l’autre », Sylvie a bien évidemment réfléchi. Elle a pesé le pour et le contre. Et elle s’est sentie soulagée dans un premier temps, prête à donner ses blouses à une collègue qui passait par là, pour qu’au moins elles servent encore à quelque chose. Et puis la raison a repris le dessus. Elle s’est redonnée les moyens de retourner aux côtés d’Anna. Je pense que l’effort a du être, à la fois extrême et évident. Sylvie forgeait sa tempérance. Sylvie découvrait que dorénavant, elle irait jusqu’au bout. C’est ce choix ultime, ce modèle posé quelque part qui semble permettre à Sylvie, aussi souvent que nécessaire ou presque de rester tolérante, tempérante. Il fallait bien que quelqu’un accompagne Anna. Cela dépendait maintenant de Sylvie. Elle a fait son choix, raisonné. Il n’y avait plus pour elle d’alternative. En tout cas, les trente ans qui suivent le démontrent.

Philippe GAURIER Cadre supérieur de santé, Chargé de mission « Formation et recherche », hôpitaux universitaires Paris Ile-de-France Ouest PEPS-Formation - http://pepsoignant.com/
Rédacteur Infirmiers.com
Infirmier.philippe@wanadoo.fr www.etre-infirmier-aujourdhui.com


Source : infirmiers.com