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CONCEPTS DE SOINS

Concepts de soin - La prudence

Publié le 08/10/2012


Philippe Gaurier, cadre supérieur de santé, décrypte pour nous tous les mois, un concept de soin éclairé par la philosophie. Aujourd'hui : la prudence.

C’est en avançant avec prudence et discernement que l’on finit par inventer, créer, faire évoluer une base, un modèle. L’infirmière le sait bien et elle en fait tous les jours l’expérience dans ses démarches de soin.

Cet article est extrait de l’ouvrage de Philippe Gaurier intitulé « De l’accompagnement du Soigné au Soignant », paru aux Éditions Losange en novembre 2011.

Cet ouvrage, témoignage et appel à la reconnaissance du métier infirmier dont le geste premier est «â€ˆprendre soin du prochain » est le troisième de l’auteur, cadre supérieur de santé, chercheur mais aussi rédacteur d'Infirmiers.com.

Aristote et la phronesis (la prudence)

Aristote, philosophe grec (384-322 av. J.C.), considère que le plus haut degré de réalité n’est pas ce qui apparaît par le raisonnement, mais ce qui est perçu par les sens. Il affirme que la raison est vide avant que les sens n’entrent en action.
Œuvre de maturité, « L’Éthique à Nicomaque1 est le grand texte de la morale aristotélicienne. À partir des notions de vertus, de courage, de justice, de plaisir, d’amitié... le philosophe définit l’architecture d’une sagesse à « hauteur d’homme » qui renoue avec l’esprit grec dont Platon s’était partiellement détaché. Le bonheur apparaît comme la « fin » véritable de l’existence, l’action étant alors le « moyen » propre à l’atteindre. C’est pourquoi on peut dire qu’avec Aristote, la morale revient dans le monde et fixe les normes d’un savoir-vivre qui réunit le plaisir et l’ascèse.

Quid du bon soignant...

Qu’est-ce qu’un soignant aristotélicien ? Ou en d’autres termes : qu’est-ce qu’un bon soignant ?
Être bon, c’est assez compliqué chez Aristote.

Il faut :

  • Trouver la juste mesure dans l’application de la vertu. Un peu de défaut ou un peu d’excès et l’on tombe dans l’abîme.
  • Agir à propos, au juste moment. Saisir le kaïros, c’est-à-dire pratiquer la bonne vertu au bon moment.
  • Faire s’opposer les vertus les unes aux autres, et corriger les unes par les autres.
  • Équilibrer le raisonnement et l’intuition, en fonction du temps et de la conjoncture.

L’intelligence est requise chez Aristote. Il faut persévérer, produire de l’effort. Il faut obligatoirement manier la prudence et le discernement.

La tâche est telle que j’ai envie de répondre par une pirouette et dire : peut-on être soignant sans être aristotélicien ?

Il faut obligatoirement manier la prudence et le discernement. Voilà ce sur quoi je bâtirai ma réponse. Et pour ce faire, comme à chaque fois, j’essaierai de m’appuyer sur un exemple. Celui que je connais le mieux est celui de l’infirmier en réanimation néonatale. J’ai décris dans « Être infirmier aujourd’hui » les moments de soins les plus intenses que j’ai vécus. Ces moments étaient tous d’un très haut niveau émotionnel. Dans ce cadre, la vertu est de faire face et de ne tomber ni dans l’exaltation des vies sauvées, ni dans la dépression des vies perdues.

La vertu en réanimation néonatale, c’est la juste distance relationnelle avec le nouveau-né, mais la juste distance dans le très proche, le très proche à l’enfant et aux parents, car on ne peut pas ne pas être très proche.
La vertu, c’est de tenir, de tenir quelques centimètres avant le burnout. Et de se retirer juste avant quand cela est nécessaire, juste avant de ne plus supporter. La vertu, c’est de disposer d’une onzième compétence pour décharger son « sac à dos » dans lequel s’accumulent obligatoirement des décès… des décès… des décès…

La bonne vertu, c’est ne transmettre ni trop, ni pas assez. C’est transmettre aux médecins, aux collègues, à la famille. Aux médecins, c’est leur transmettre l’essentiel, c’est donner son avis, précis ou global ; précis sur « l’état d’une perfusion », global sur « comment on ressent l’enfant aujourd’hui, maintenant, par rapport à hier, par rapport à l’heure précédente ». C’est rendre compte de sa réactivité, de ses mouvements, de son teint, de sa tonicité… de son état de conscience s’il est plus grand. Aux collègues, c’est dire l’essentiel et tout ce que l’on peut dans le temps imparti, quelques minutes car chacun doit continuer sa journée de travail et la charge est telle que le temps est précieux. Aux parents, c’est rester sur le juste fil des heures et des jours précédents, apporter le lien global avec la veille et le point précis, si minime soit-il, qui concrétise une nouvelle journée. Toujours repartir de : « Où en êtes-vous ? Que vous a-t-on dit la dernière fois?... »

Plus globalement, la bonne vertu, c’est prendre soin de l’autre, qu’il soit adulte, vieillard ou nouveau-né. C’est l’accompagner un bout de chemin dans un moment de vie, de maladie, de souffrance ou de mort. Bien sûr, « accompagner un bout de chemin » n’est pas une vertu recensée, mais il n’est jamais trop tard. Qui sait ? Aristote n’a pas figé son discours. Tout le monde sait qu’il philosophait en marchant, alors « accompagner un bout de chemin » me semble tout à fait compatible avec le Philosophe.

Modéliser... et pérenniser

Tout au long de ce « bout de chemin », le soignant développe du lien, de l’intelligence au travail, de l’adaptation, du savoir. Il développe de la sagesse pratique au sens aristotélicien du terme. Il avance dans la phronesis. Cette disposition est tournée vers l’action (praxis). L’action, est l’activité pour Aristote dont la fin est immanente au sujet de l’activité (la personne), par opposition à la production (poïesis), activité dont la fin (l’objet produit) est extérieure au sujet de l’activité.
Bien sûr, vous vous doutez qu’en tant qu’infirmier, je n’ai pas de mot pour qualifier la phronesis. Alors comment faire ? La phronesis infirmière, il me semble que c’est peut-être ce que j’ai essayé de décrire concrètement dans l’accompagnement proposé par l’infirmière à la maman en réanimation néonatale, afin qu’elle renoue le lien avec son enfant. Bien sûr, j’ai été obligé de théoriser pour le rendre visible. Mais que je l’aie rendu visible ou non, il existe. Rappelez-vous :
Bien sûr, l’accompagnement est global et chaque membre de l’équipe y participe. Bien sûr, l’accompagnement est psychologique, mais il me semble que l’annonce de la très grande prématurité est telle (en dessous par exemple de 28 semaines, 27, 26, 25, 24…) que la première étape, l’étape initiatique de l’accompagnement est physique. Il faut renouer le contact. Même si la ou les premières fois se font en présence du médecin, c’est bien l’infirmière en responsabilité des soins de l’enfant qui va assurer une très grande partie du processus de lien.

Il me semble que l’on peut distinguer une chronologie dans les étapes d’appropriation ou de réappropriation :

  • voir pour la première fois son enfant :
  • oser le toucher, le caresser ;
  • le porter, ou le soutenir, quelques instants ;
  • le prendre contre soi plus longuement ;
  • participer à ses soins et « entrer » dans sa vie.

La modélisation de ces cinq étapes permet d’avancer au mieux dans l’accompagnement de la maman (et sans doute en partie aussi dans l’accompagnement de l’enfant puisque les deux sont liés). C’est cette modélisation - qui peut bien sûr être très largement améliorée - qui permet à l’infirmier d’avancer avec prudence et discernement. On n’avance pas « dans rien » avec prudence et discernement, il faut une base. Et c’est en avançant avec prudence et discernement que l’on finit par inventer, créer, faire évoluer une base, un modèle. Modèle que l’on adapte ensuite au cas particulier avec prudence et discernement, ce qui permet à terme d’améliorer encore la pratique (praxis) et le modèle. Et ainsi de suite.

Note

  1. Aristote, Éthique à Nicomaque, Éditions Le Livre de Poche, 4e de couverture.

Philippe GAURIER
Cadre supérieur de santé,
Chargé de mission « Formation et recherche », hôpitaux universitaires Paris Ile-de-France Ouest
PEPS-Formation - http://pepsoignant.com/
Rédacteur Infirmiers.com
Infirmier.philippe@wanadoo.fr
www.etre-infirmier-aujourdhui.com


Source : infirmiers.com