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FORMATION

Le modèle clinique trifocal, fondement du raisonnement clinique partagé

Publié le 19/04/2021

Le raisonnement clinique est une compétence intégrée dans l’apprentissage des professionnels de santé et peut être considéré comme une habileté transversale liée à la prise en compte des signes et symptômes, des risques et des émotions, et qui est en lien avec chaque compétence des référentiels de formation. L’objectif des formations initiales est de permettre aux étudiants de devenir des professionnels débutants ayant acquis un niveau de qualité leur permettant d’exercer dans certains secteurs.

Le raisonnement clinique trifocal est fondé sur trois piliers identifiés : signes et symptômes, risques, émotions

Lors de l’exercice professionnel, la rencontre de nombreuses situations cliniques et l’approfondissement des connaissances sont des contextes favorables pour entrer dans la dynamique d’évolution vers la performance, non seulement d’un raisonnement clinique individuel, fondé sur trois piliers, mais surtout d’un raisonnement clinique partagé entre les professionnels de santé avec le patient partenaire.

Les caractéristiques du raisonnement clinique

L’opération mentale principale est le questionnement ; c’est un réflexe prioritaire dans le raisonnement clinique que l’on active dès que nous repérons un indice chez le patient, comme le démontre l’exemple suivant :
Une infirmière de l’unité de soin de chirurgie orthopédique accompagne un étudiant 3ème année dans la chambre de Madame D, hospitalisée suite à un polytraumatisme ayant nécessité plusieurs interventions chirurgicales. L’étudiant doit réaliser une réfection de l’écharpe au niveau d’un bras, ce qu’il réussit à faire avec beaucoup de dextérité ; durant le soin, la dame se met à pleurer et immédiatement l’étudiant lui dit ne vous inquiétez pas, vous n’allez plus avoir mal car j’ai bientôt terminé. Après le soin, l’infirmière s’assoit et commence une relation d’aide avec la patiente : est-ce que vous souhaitez me parler de votre émotion ? La dame lui explique alors qu’elle n’avait pas mal mais qu’elle est très gênée d’être dépendante du personnel pour beaucoup d’activités de la vie quotidienne : toilette, repas, aller aux toilettes… l’infirmière l’a rassurée en lui précisant que les capacités d’autonomie seraient progressivement respectées avec l’évolution de son état clinique.

Le débriefing avec l’étudiant infirmier a permis d’expliquer que l’indice perçu (pleurs) a orienté son inférence (a mal) mais que cette inférence n’est qu’une hypothèse qui doit être explorée avec la patiente partenaire. L’erreur d’interprétation ne lui a pas permis d’identifier l’émotion vécue par cette patiente. L’infirmière a également expliqué que la relation d’aide est une compétence essentielle à développer mais que celle-ci allait évoluer avec l’expérience pour devenir performante après plusieurs années ; elle a également précisé que la coordination d’une relation d’aide entre infirmière et psychologue serait nécessaire avec cette patiente pour être complètement efficace et pour l’aider à retrouver la confiance en soi.

Le raisonnement inducto-hypothéto-déductif est en lien direct avec la capacité d’observation et l’écoute active

La démarche hypothético-déductive

Dans cette situation réelle, le réflexe de questionnement devant un indice perçu s’active au cours de la réalisation du soin ; c’est un moment complexe pour un étudiant qui doit gérer en priorité la réalisation de l’action avec un objectif de qualité et de sécurité des soins ; la difficulté est d’écouter et d’analyser en même temps la réaction émotionnelle de la patiente. L’infirmière réalise un bon encadrement en démontrant à l’étudiant le "haut raisonnement clinique" : indices, réflexe de questionnement, formalisation des hypothèses, recueil de données auprès de la patiente avec une relation d’aide de type counseling1, confirmation du sentiment de gêne lié à la dépendance, actions coordonnées proposées par l’infirmière et la psychologue. Dans cette situation, le résultat de l’efficacité de la relation d’aide sera évalué par la disparition du sentiment de gêne et la reprise de la confiance en soi.

Le raisonnement inducto-hypothéto-déductif est en lien direct avec la capacité d’observation et l’écoute active, mais surtout avec les savoirs qui sont à l’origine des hypothèses pertinentes formulées à partir des premiers indices observés.
L’approche globale de la problématique des patients nous amène à identifier en permanence l’évolution des signes et des symptômes2 de la maladie ou du handicap et l’évolution des risques liés à la pathologie et aux traitements. Les valeurs humanistes sont présentes chez tous les soignants et nous centrent également vers la compréhension des émotions ressenties par les patients. L’interaction entre ces trois domaines cliniques est démontrée par le courant de la psychologie de la santé. C’est le sens du modèle clinique trifocal que nous avons proposé3 pour structurer la démarche clinique des infirmiers et des autres professionnels de santé.

Les facteurs psychologiques influencent l’évolution de la maladie à toute ses étapes de développement

Le sens du modèle clinique trifocal

Selon la psychologie de la santé, c’est la personne dans son ensemble qui doit être prise en charge et pas seulement les changements qui sont apparus dans son organisme. Cela peut prendre la forme de modification des comportements, des croyances, des stratégies de coping4,  ainsi que l’observance des recommandations médicales… la psychologie de la santé voit les facteurs psychologiques comme des conséquences possibles de la maladie, mais pas seulement. Les facteurs psychologiques influencent l’évolution de la maladie à toute ses étapes de développement5.

Dans l’exemple précédent, le sentiment de gêne ressenti par Madame D peut favoriser l’exacerbation des douleurs liée aux différents traumatismes physiques et l’évolution des risques en complications ; l’infirmière a bien fait le lien entre polytraumatisme et émotions car elle avait anticipé la réaction comportementale de la patiente. Lors du débriefing avec l’étudiant, elle a bien précisé la pertinence du modèle clinique trifocal pour anticiper l’évaluation dans les trois domaines cliniques : la douleur, l’impotence fonctionnelle, les risques liés aux traitements et les émotions à la fois négatives telles que la peur, l’anxiété, le sentiment de gêne, mais également les émotions positives telles que l’espérance, le coping vigilant etc. Dans le troisième domaine clinique, nous conseillons d’évaluer également les émotions positives car elles sont un puissant facteur de protection et parfois de résilience si les professionnels de santé les mobilisent. L’identification des capacités, même partielles, sont des ressources qui seront également mobilisées dans les soins.


Démarche clinique et adaptation du soin : deux notions complémentaires

Dans l’analyse précédente, nous avons différencié la démarche clinique et le soin prescrit car la méthode de raisonnement est différente ; le raisonnement clinique nous aide à évoluer dans le processus de la démarche clinique pour identifier l’ensemble des problèmes de santé en lien avec le modèle clinique trifocal. Le raisonnement d’adaptation du soin (soin personnalisé) nous amène à entrer dans un raisonnement qui combine les invariants de qualité du soin (protocole de réfection de l’écharpe), certains indicateurs cliniques (risque de douleur, impotence fonctionnelle du bras et de l’épaule, peur ou anxiété, ressources pour l’autonomie partielle), les habitudes de vie (conseils si droitière ou gauchère) et les désirs du patient (par exemple souhaite le soin au fauteuil).

Comprendre afin d’éviter les confusions

Le référentiel de formation des infirmiers a introduit les termes de "démarche clinique", "raisonnement clinique", "modèle clinique", qui viennent compléter celui de "démarche de soin" ; ce sont des processus différents qui sont en lien avec des concepts précis. La démarche clinique fait référence aux concepts développés par les sciences médicales (maladies, handicaps, risques) et les sciences humaines (émotions, sentiments…) ; elle est opérationnelle à partir d’un modèle clinique. La démarche de soin prend tout son sens avec les concepts d’autonomie comportementale, le sentiment d’efficacité personnelle, le confort, l’intelligence émotionnelle, etc. Certains concepts ont orienté l’écriture de théories de soins pour les contextualiser dans une culture et une époque ; la plus connue en France est la théorie de soins de Virginia Henderson, à partir du concept d’autonomie comportementale. Cette théorie fait partie de l’histoire des sciences infirmières, mais la connaissance des attributs du concept oriente en permanence la recherche et l’écriture d’une nouvelle théorie de soins pour l’adapter au contexte évolutif du système de santé.

L’autonomie professionnelle se développe plus facilement dans un contexte de pluri professionnalité

Raisonnement clinique, de l’aptitude individuelle à la démarche partagée

L’approche globale des parcours de soins, des parcours de santé et des parcours de vie est une dynamique actuelle dans toutes les innovations de santé avec des priorités centrées sur l’interdisciplinarité, la coordination des soins et le raisonnement clinique partagé. L’apprentissage doit s’adapter à cette évolution en utilisant des méthodes pédagogiques basées sur des scénarii où l’intelligence collective est mise en scène avec des métiers différents ; les indicateurs de performance d’un raisonnement clinique partagé sont alors valorisés par les formateurs qui peuvent intégrer le concept de patient partenaire6, de plus en plus évoqué sur le terrain aussi bien hospitalier que territorial. N’oublions pas que l’autonomie professionnelle se développe plus facilement dans un contexte de pluri professionnalité !

Notes

      1. Relation dans laquelle une personne aide une autre personne à comprendre et à résoudre des problèmes auxquels elle doit faire face
      2. Le signe est objectivable par le soignant (vomissement, hyperthermie) et le symptôme est ressenti par le patient (douleur, nausées)
      3. Psiuk (T.), 2012 réédité en 2019. L’apprentissage du raisonnement clinique. Ed. De Boeck. 213 p.
      4. Stratégies d’adaptation et d’ajustement au stress développées par la psychologie de la santé
      5. Ogden (J.), 2018 3ème édition. Psychologie de la santé. Ed. De Boeck pp22 -23
      6. Lefort (H.), Psiuk (T.), 2019. Patient partenaire, patient expert, de l’accompagnement à l’autonomie. Ed. Vuibert, 118 p.

Thérèse Psiuk

A propos de l'auteur
Infirmière de formation et ancienne Directrice des soins, Thérèse Psiuk est spécialiste du raisonnement clinique partagé, des chemins cliniques et de la notion de "patient partenaire".
Référence en matière de formation en soins infirmiers, elle a rédigé de nombreux articles et ouvrages à destination des étudiants et des professionnels en exercice.


Source : infirmiers.com