Petite question par curiosité :
êtes-vous infirmier ?

Merci d'avoir répondu !

ETHIQUE

Au-delà de la dérision, le discours humaniste...

Publié le 17/03/2014
infirmiers mains dans la main

infirmiers mains dans la main

C’est bien connu, l’enfer est pavé de bonnes intentions. N’ayant toutefois pas le désir de recouvrir ainsi la voie publique, je vous propose donc un petit post-scriptum afin de ne jamais plus vous mener dans un lieu aussi détestable… Du Morisot pur jus mais riche d'un discours on ne peut plus humaniste !

Didier Morisot va aujourd'hui plus loin que la dérision, plus loin que la dénonciation grinçante

Vous ne m’en voudrez pas, les p’tits loups, mais pour une fois je vais me la jouer sérieux. Je m’explique… Depuis deux ans, je vous livre donc mes petites histoires d’hôpital dans la joie, la bonne humeur , et en chaussant également mes gros sabots d’infirmier. Ce qui a tendance à me faire écrire avec la finesse de l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Cela dit, cet atavisme pachydermique a parfois le mérite d’arracher un sourire à vos visages fatigués, et j’en suis ravi.

L’exercice a toutefois ses limites. J’ai en effet reçu récemment un courrier, suite à ma dernière tranche de vie « Pas de bras, pas de chocolat  ».

Oui, je reçois régulièrement des mails auxquels je réponds avec plaisir, ce qui est très pratique pour occuper mes longues soirées d’hiver. En été c’est différent, mais bon.

Bref, l’humour est un excellent mécanisme de défense, mais lorsque la réalité est trop plombée, il peut parfaitement tomber à plat, telle la bouse de vache impétueuse qui se fracasse sur la froide indifférence du sol de l’étable… Le futur collègue qui m’écrivait (appelons-le Benoît) m’expliquait ainsi être découragé à l’avance en me voyant décrire l’absurdité du système dans lequel il s’apprêtait à plonger.

Cet atavisme pachydermique a parfois le mérite d’arracher un sourire à vos visages fatigués, et j’en suis ravi

C’est le printemps, les mouches pètent…

Aïe. Car si j’écris, ce n’est pas pour plomber l’atmosphère mais bien pour la détendre. Pour tout dire, le message de Benoît m’a un peu chagriné. Je lui ai répondu, bien sûr, même si l’hiver est en phase terminale et que - avec les beaux jours - Simone a plein d’idées pour m’occuper au jardin… je lui ai répondu et, finalement, j’ai décidé de vous partager le machin.

On ne sait jamais, peut-être que d’autres Benoît rient jaune en me lisant et souffrent eux aussi de leur ictère en silence ?

Aujourd’hui, j’ai donc envie d’aller plus loin que la dérision, plus loin que la dénonciation grinçante. La dérive administrative, la perte de sens, les patients traités comme des statistiques… en fait, tout ça n’est pas tombé du ciel brusquement. Tout est lié, bien sûr, et notre système de santé est le reflet de tout le reste. Et le reste dépend un peu de nous, que je sache !

En tout cas, il devrait : se plaindre de ses conditions de travail tout en mettant au pouvoir ceux qui nous maltraitent est en effet assez bizarre, lorsqu’on y réfléchit. En fait, désolé pour la jeune génération (espérons qu’elle sera plus vigilante que les autres), mais nous payons cash l’individualisme triomphant dans lequel nous baignons depuis des décennies.

Car cela fait belle lurette - oui, une lurette est toujours belle -, ça fait donc longtemps que nous ne sommes plus des citoyens responsables : à présent, nous sommes devenus des consommateurs tyranniques et des électeurs capricieux. Résultat, une société à notre image. Caractérielle.

On ne sait jamais, peut-être que d’autres Benoît rient jaune en me lisant et souffrent eux aussi de leur ictère en silence ?


Ah, enfin, ça nous change de la fonte de la banquise et du pouvoir d’achat !

Tout ça pour dire, mon cher Benoît, que ton « désir d’aider les autres » n’est pas vraiment en phase avec le modèle économique dominant. Ton projet de « travailler dans l’humanitaire » non plus, bien que ce soit une diversion sympathique, un excellent sujet de reportage post-journal de 20 h (la bonne conscience du prime time : après les horreurs, un peu d’air frais…)

Bref, le marécage ambiant que nous déplorons tous n’est pas là par hasard. Il découle aussi d’un choix de société et relève de l’action citoyenne, collective. Et c’est là que tu es attendu au tournant : un des gros problèmes de la profession - comme de beaucoup d’autres - est bien la division des gens au travail, le manque de solidarité. Cela dit, ton désir de t’engager, de « ne pas être égoïste » est un excellent antidote et fait plaisir à voir : c’est grâce à des gens comme toi que ce monde de bourrins n’est pas un enfer total.

En tant que membre actif du club des Bisounours de Saône-et-Loire, je tiens d’ailleurs à te féliciter pour ta vision des choses, si réconfortante.

Pour revenir dans le vif du sujet - comme dit mon pote le ver solitaire - te voilà donc au pied du mur, Benoît (car les murs ont des pieds, bien sûr. Et aussi des oreilles : radio-couloir, LE média de l’hôpital)… En attendant, c’est à toi de jouer…

En fait, pour humaniser la boutique, il y a deux angles d’attaque. Jouer collectif, d’abord : si tu t’amuses à monter au créneau en solitaire, je te promets un retour de manivelle dans la tronche que tu peux déjà commander un râtelier tout neuf.

En tant que membre actif du club des Bisounours de Saône et Loire, je tiens d’ailleurs à te féliciter pour ta vision des choses, si réconfortante

Il est où le blaireau ?

Se rassembler, punaise ! La pire des hiérarchies se cassera les dents contre une équipe soudée, et c’est elle qui aura alors besoin d’un nouveau dentier. Et toc.

Notons au passage que deux-trois notions de psychologie seront précieuses afin de saisir les mécanismes subtils, les enjeux relationnels de la dynamique de groupe. Ceci pour ne pas se faire manipuler bêtement. Des notions idéalement complétées par quelques cours de zoologie : débusquer le blaireau qui s’amuse à ch… dans les bottes de ses petits camarades, encourager les moutons à se révolter, identifier la taupe du service, tenir tête au cadre-manager dont les dents de loup rayent le lino...

Des connaissances, donc, mais il n’est pas forcément utile d’être intelligent pour résister. Ça tombe bien, on ne nous demande pas de l’être... soyons plutôt obéissants jusqu’à en devenir idiots. Très idiots, même, et arrêtons de donner le bâton pour nous faire battre : refusons de cocher à l’avance les traitements qui ne sont pas encore donnés (comme cela se fait souvent), refusons d’ailleurs de donner quoi que ce soit que nous n’ayons préparé nous-même, respectons les procédures à la lettre, lavons nos mains comme il est prévu (trois heures de savonnage par jour), remplissons une fiche d’événement indésirable à chaque événement indésirable (un toutes les dix minutes), ne recopions plus sur l’ordinateur les ordonnances papiers des médecins (je l’ai vu faire en janvier dernier), partons à l’heure en fin de poste (sauf exception relevant vraiment de l’exception)...

Dans ce pays, respecter la Loi est en effet la meilleure façon de faire bouger les choses en bloquant le système. Des années, des décennies que nous mettons de l’huile dans les rouages afin de ne pas « faire de tort » aux patients. Résultat, le tort est quand même là. Et il le sera de plus en plus.

Cela dit, mon cher Benoît, il n’y a pas que l’aspect militant, collectif. Tout ça n’est qu’un préalable au soin. Notre métier est bien sûr relationnel et un guignol en blouse blanche ne se justifie que par sa façon d’être auprès de chaque personne soignée.

Des années, des décennies que nous mettons de l’huile dans les rouages afin de ne pas « faire de tort » aux patients

Le nouveau dilemme : vaut-il mieux cocher ou bosser ?

Un peu l’impression d’enfoncer une porte ouverte en disant ça, mais à notre époque où l’administratif est la grande priorité, il est bon de rappeler certaines évidences : nous sommes là pour soigner les gens, pas pour taper sur un clavier.

Phrase entendue récemment en réunion qualité : Il vaut mieux cocher un acte et ne pas l’effectuer, que l’inverse ! Beurk… Bref, avant de conclure je tiens à redire que je suis désolé de t’avoir découragé avec ma dernière tranche de vie . Car cette profession a besoin de gens comme toi. Ce que tu exprimes est en effet précieux, et je suis sûr que tu pourras apporter énormément là où tu travailleras. Malgré les problèmes d’organisation, malgré les baskets qui fument à force de courir, malgré le peu de reconnaissance (mais la vraie reconnaissance vient des patients et des collègues, pas d’ailleurs), malgré les horaires à deux balles… malgré tout, on peut regarder autour de soi avec attention et donner au quotidien un peu de bienveillance, la seule vraie richesse que nous ayons.

Crois-moi, on peut éviter à quelqu’un de se foutre en l’air, rien qu’avec une parole aimable et sincère. Bien sûr ça ne marche pas à tous les coups, mais ça vaut la peine d’essayer. Un exemple : intéresse-toi au projet "Les Anges Anonymes" , ce film sur une infirmière à domicile qui se déplace en trottinette et distribue la chaleur humaine à pleines poignées. Pour décrire sa relation avec les protocoles, les procédures d’accréditation et tout ce qui a été inventé pour nous pourrir la vie, disons qu’elle s’en tape allègrement le coquillard. Mort de rire.

Ce que tu exprimes Benoit est en effet précieux, et je suis sûr que tu pourras apporter énormément là où tu travailleras...

Voilà, mon cher Benoît, il se fait tard et Simone a prévu de me faire bêcher le jardin demain matin. Je te laisse donc en espérant que la trouble tentation du découragement s’éloignera définitivement de toi… En français courant : ne te prends pas la tête et passe une bonne soirée.
Sincèrement.

Didier MORISOT  InfirmierTrente ans de métier, et toujours membre actif des Bisounours de Saône et Loiredidier.morisot@laposte.net


Source : infirmiers.com