À l’origine de cette affaire jugée le 20 octobre 2023 par la chambre nationale disciplinaire, il y a d’abord un problème de contrat. Celui que deux infirmières libérales, une titulaire et sa remplaçante, ont signé en 2013 en s’appuyant sur un modèle proposé sur le site de l’Ordre national des infirmiers (ONI). Il s’agit alors d’un contrat de collaboration, qui suppose donc un lien de subordination entre l’infirmière titulaire et sa remplaçante devenue collaboratrice. Aussi lorsque vient le moment de la séparation, la seconde affirme avoir été lésée, notamment sur la répartition des patients consécutive à la fin du contrat, et produit, preuve à l’appui, le fameux document. Problème : sa version du contrat n’est pas identique à celle que présente l’infirmière titulaire dans le cadre de la procédure. La clause numéro 3, dénommée « individualisation de la patientèle » et stipulant que « les parties procèdent régulièrement et conjointement au recensement de leur patientèle respective et en tiennent un état consigné », a été biffée à la main.
Rappel des faits
- En 2019, des tensions apparaissent entre les deux IDEL, poussant l’IDEL collaboratrice à vouloir mettre fin à son contrat. En mars 2019, elle porte plainte contre sa titulaire auprès de la chambre de première instance du Val d’Oise. Elle l’accuse notamment d’avoir modifié le contrat à la main lors de la signature en 2013, d’avoir détourné une partie de la patientèle et d’avoir nui à sa réputation. Elle aurait également contrevenu au devoir de bonne confraternité en ne lui confiant pas les clés du cabinet qu’elles partageaient.
- En mai 2019 est organisée une réunion de conciliation qui n’aboutit à rien. L’IDEL titulaire répond alors en juillet 2019 par une plainte contre son ancienne collaboratrice pour avoir ignoré l’intérêt des patients et l’obligation de continuité de soin, détourné la patientèle et atteint à sa réputation.
- En février 2021, la chambre de première instance rejette la plainte de l’IDEL collaboratrice et lui inflige un avertissement : ses griefs ne sont qu’allégations que rien ne vient prouver, tranche-t-elle, donnant raison à l’infirmière titulaire, contre laquelle elle ne retient aucune « intention dolosive ».
- En mars 2021, la collaboratrice décide de faire appel de cette décision.
L’affaire passe alors une première fois devant la chambre disciplinaire nationale en mai 2023. Mais la réception d’une nouvelle pièce – la version du contrat qui a été envoyée par la titulaire en 2013 au Conseil départemental de l’Ordre du Val d’Oise – avant le rendu de décision la pousse à rouvrir l’affaire et tenir une nouvelle audience.
Deux versions d’un même contrat
L’arrivée de ce document est en effet loin d’être anecdotique. Car le cœur de l’affaire, c’est bien ce contrat qui « ne devait pas au départ être un contrat de collaboration, mais bien d’exercice en commun » mais qui, de fait, a placé l’ex-remplaçante « sous la tutelle » de sa titulaire. « Ma cliente ne pouvait pas procéder au développement de sa patientèle, et n’avait pas la possibilité d’exercer de manière totalement libre, que ce soit au niveau de son programme ou des soins éventuels donnés aux patients », défend Maître Arnaud de Lavaur lors de l’audience.
D’un côté, il y a une méconnaissance du cadre contractuel chez la collaboratrice, une confusion entre « contrat de collaboration » et « contrat d’association » (voir encadré). Et après 2 ou 3 ans, « surtout lorsqu’il n’y a pas eu de différenciation en termes de patientèle entre titulaire et collaboratrice, un tel contrat se transforme de fait en contrat d’association », juge-t-il. Ce qui n’a pas été le cas. Et dès lors que sa collaboratrice a émis le souhait de mettre fin à son contrat, la titulaire a « précédé toute forme de répartition des patients en commençant à les prévenir ». De quoi donc l’accuser d’avoir capté une grande partie de la patientèle.
Car de l’autre côté, il y a ce contrat présenté par la collaboratrice qui comporte des mentions biffées à la main. Il s’avère ainsi différent de celui présenté par la titulaire dans le cadre de la procédure, lui-même identique à celui qu’elle a envoyé à l’Ordre après signature en 2013. « J’entends tout à fait qu’on puisse partir du principe que le contrat qui s’applique est celui envoyé à l’Ordre. Mais pour la personne qui est collaboratrice, c’est le contrat qu’elle a en main qui l’oblige », poursuit Arnaud de Lavaur. « La faiblesse de ce contrat, c’est qu’il est fait à la main. » Impossible donc, selon lui, d’identifier la personne qui aurait rayé la fameuse « clause numéro 3 ».
Une pièce « manifestement douteuse »
Faux, répond Maître Éric Catry, l’avocat de l’IDEL titulaire. Car en 2017, rappelle-t-il, la collaboratrice, ayant perdu son contrat, a demandé à sa cliente de lui en renvoyer une copie. Et celle-ci est identique à celle fournie par cette dernière puis par l’Ordre dans le cadre de la procédure. « Nous sommes venus à la première audience avec l’ordinateur de ma cliente afin que l’un des conseillers puisse vérifier que l’exemplaire communiqué lors de la procédure était bien le même que celui qui a été envoyé en 2017 », détaille-t-il. Sa cliente ne peut donc pas être à l’origine de la modification du contrat. Ce serait en réalité l’IDEL collaboratrice qui aurait biffé la clause numéro 3 a posteriori après le lancement de la procédure « pour justifier qu’elle avait été flouée, qu’on a essayé de la tromper et que ma cliente méritait donc d’être sanctionnée. »
Quant aux autres griefs de la collaboratrice, ils ne sont pas plus recevables. Sur l’idée du lien de subordination imposé, « il était stipulé sur la dernière page du contrat qu’elle ne viendrait remplacer ma cliente que quand elle le pourrait et sous réserve de ses disponibilités. Dans le pur esprit du contrat, on voit mal comment l’une avait l’ascendant sur l’autre. »
Pour ce qui est de la captation de la patientèle, expose-t-il lors de l’audience, c’est en réalité la collaboratrice qui a contrevenu au devoir de bonne confraternité. Sa cliente l’a, selon lui, sollicitée à plusieurs reprises afin qu’elles s’organisent pour se répartir les patients et assurer la continuité des soins. Mais la partie adverse, elle, a contacté, en amont de la séparation, les patients – dont elle affirmait pourtant ne pas avoir la liste, précise l’avocat – y compris ceux qui étaient décédés. Et ce en diffusant les coordonnées de tous les infirmiers du territoire, dont ceux qui n’exerçaient plus et sans concerter l’infirmière titulaire. « Voilà pourquoi elle a été sanctionnée » en première instance. « Il y a un non-respect du choix de la patientèle, de la déontologie », triplé d’un « acharnement procédural » allant jusqu’à s’incarner dans la production « d’une pièce manifestement douteuse », résume-t-il.
L’affaire illustre ici une difficulté lors de la rédaction de contrats entre infirmiers libéraux qui peut mener à des erreurs faites en toute bonne foi. N’étant pas juristes, ces professionnels peuvent méconnaître la distinction entre « contrat d’association » et « contrat de collaboration ». Dans le cas du premier, explique Éric Catry, les infirmiers décident de « travailler ensemble et de se rémunérer selon un partage qu’ils définissent. Ils s’associent au chiffre d’affaires et aux revenus qu’ils tirent » de la prise en charge de leur patientèle. Dans le second, une titulaire peut demander à signer un contrat avec une remplaçant(e), sans qu’elle « soit intéressée sur l’intégralité du chiffre d’affaires. » La remplaçante est ainsi rémunérée par la titulaire.
La chambre dénonce « un montage tardif »
Un avis que, après délibération, la chambre disciplinaire nationale partage. Soulignant ainsi que la version du contrat jointe au courriel et qui a donc été communiquée à la plaignante en 2017 « ne comporte effectivement pas l’article 3 biffé », elle ne peut que constater de la part de cette dernière « un montage tardif s’apparentant à une déclaration volontairement inexacte ». Le grief d’un contrat qui mettrait à mal son indépendance est donc rejetée. Il en est de même pour les autres reproches faits à la titulaire. Ni l’impossibilité d’accéder à la ligne téléphonique ou à la clé du cabinet, ni l’allégation de détournement de patientèle organisé à ses dépens ne sont ainsi « étayée[s] de manière sérieuse », juge-t-elle. En découle que la thèse de la subordination, avancée par la plaignante, n’est pas plus recevable.
Le juge peut infliger à l'auteur d'une requête qu'il estime abusive une amende dont le montant peut atteindre 10 000 euros.
Condamnée à une amende pour requête d’appel abusive
Mais la chambre va encore plus loin. Dans son rendu de décision, elle estime en effet qu’il y a bien lieu d’infliger une amende à l’infirmière pour requête d’appel abusive, répondant ainsi aux demandes d’Éric Catry. Une sanction qu’autorise l’article R741-12 du Code de justice administrative. « Le juge peut infliger à l'auteur d'une requête qu'il estime abusive une amende dont le montant peut atteindre 10 000 euros », stipule-t-il. Une telle décision « n’est pas fréquente », explique l’avocat. « L’appel est toujours possible dans toute procédure, parce que c’est le principe du droit ; c’est un droit légitime et ce n’est pas abusif en soi ». Mais c’est le fait de se fonder sur une pièce jugée « manifestement douteuse », obligeant ainsi l’infirmière titulaire à enchaîner les procédures, qui l’est. Aussi la collaboratrice a-t-elle excédé « ce qui est loisible à toute personne d’intenter au titre du droit fondamental à un recours », en conclut la chambre disciplinaire. L’infirmière collaboratrice écope ainsi d’une amende de 1 000 euros, auxquels viennent s’ajouter les 3 000 euros qu’elle doit payer à la partie adverse.
À noter enfin qu’une autre procédure, lancée toujours par l’IDEL collaboratrice, est en cours, au tribunal judiciaire, cette fois-ci. Le motif : elle réclame à être indemnisée de ce qu’elle n’aurait pas perçu en raison d’un partage qu’elle juge peu équitable de la patientèle. La question étant financière, elle relève effectivement de cette juridiction. Or, « on s’aperçoit qu’elle a un exercice tout à fait confortable et que son chiffre d’affaires s’apparente à celui de ma cliente », expose Éric Catry. Et dans le cadre de cette nouvelle procédure, la décision de la chambre disciplinaire ne pourra pas servir d’argument favorable.
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