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Pourquoi les infirmières hospitalières ne se mettent-elles pas en grève ?

Publié le 29/11/2012

Alors que la grogne est de plus en plus perceptible chez tous les soignants, et particulièrement chez les infirmières, le journaliste Serge Cannasse a tenté de répondre à cette question : « pourquoi les infirmières hospitalières ne se mettent-elles pas en grève ? ». Pour ce faire, et pour notre plus grand plaisir, il partage avec nous cet article paru récemment sur son blog Carnets de Santé.

Depuis plus de vingt ans, aucune grève infirmière massive n’a eu lieu en France, alors que les conditions semblent de plus en plus réunies pour qu’il s’en déclenche une. Comment expliquer ce qui est un sujet d’étonnement ou de dépit pour beaucoup ? Pour Ivan de Sainsaulieu1, un des très rares sociologues à s’être penché sur la question, la raison essentielle en est que les infirmières sont déjà mobilisées, fortement, par l’exercice même de leur métier.

Bien que rare, la mobilisation « contestataire » (selon la terminologie de Sainsaulieu) est redoutée par la plupart des directions des établissements publics hospitaliers. Elles ont de bonnes raisons pour cela : la profession faisant partie de la Fonction publique, où les conflits sont pourtant nombreux, elle bénéficie d’un emploi protégé (ses membres ont peu de chances d’être licenciés) ; son « degré de qualification » est supérieur à la moyenne ; ses membres subissent de fortes contraintes de rythme et d’horaires de travail, qui de plus s’aggravent, dans un contexte de restriction des ressources hospitalières (la progression des embauches ralentit depuis 2004) ; enfin, leur salaire est souvent loin de leurs aspirations.

Cependant, les infirmières sont peu syndiquées. Quand elles le sont, c’est auprès d’un syndicat généraliste plutôt que d’un syndicat catégoriel (à l’exception des infirmiers de bloc opératoire et d’anesthésie). Elles votent peu aux élections professionnelles et participent peu aux grèves pour des améliorations de salaires. Pour Ivan de Sainsaulieu, « le syndicalisme ordinaire échoue à présenter aux soignants une cause aussi vivante, aussi vitale que celle du soin. »

Cette « cause » rend compte de la difficulté des infirmières à se mobiliser pour une autre. Elles sont en effet soumises à la « contrainte morale et psychologique » de la continuïté des soins. Elles ont peu de temps pour autre chose : la plupart sont des femmes, donc subissent une double journée de travail, à l’hôpital et chez elles, ce qui laisse peu de loisir pour les discussions et réunions hors activité de service. La variété de leurs situations de travail « freine l’émergence d’une profession homogène dans sa conscience d’elle-même » et ne favorise pas le sentiment d’appartenir à un tout collectif. En revanche, le soin apparaît pour elles comme une cause « totale », encore imprégnée de vocabulaire religieux (la vocation, le dévouement, par exemple), dirigée contre la nature (la maladie), et non contre la société (l’injustice, bien qu’elles " plébiscitent massivement les valeurs d’équité et d’égalité"), et pour la guérison, dessinant ainsi une propension mentale éloignée de la revendication.

"La mobilisation des infirmières est « consensuelle » : elle prend trois figures, la coopération, la participation et la coordination."

Mobilisation « consensuelle » : trois modalités

Cependant, insiste Ivan de Sainsaulieu, les infirmières se mobilisent bel et bien, mais ni contre un adversaire (l’administration, l’État), ni pour les prescriptions managériales. Leur mobilisation est « consensuelle » : elle ne passe pas par la négociation autour du conflit maintenant classique entre travail prescrit et travail réel, mais prend trois figures, la coopération, la participation et la coordination.

La coopération est le fruit d’un « travail construit au quotidien » au sein des services, et plus volontiers dans certains (bloc opératoire, réanimation) que dans d’autres. Elle dessine une sorte de communauté de soins, d’autant plus forte que ses membres (infirmières et autres soignants) maîtrisent leur activité, du fait de sa technicité et de l’intervention faible ou nulle du patient, par exemple parce qu’il est inconscient. Le fait d’être un « petit groupe soudé » prédispose mieux que d’autres formes d’association à une mobilisation plus large (ce que l’on constate effectivement avec les infirmiers de bloc et d’anesthésie).

La participation procède du slogan de l’amélioration de la qualité des soins, largement consensuel (comment pourrait il en aller autrement ?). Sa mise en œuvre n’est pas facilitée par le paradoxe entretenu par l’État qui cherche à la fois à renforcer son contrôle sur les établissements et à accroître leur autonomie. En revanche, elle est efficacement promue grâce à l’accréditation, et ce d’autant plus que les directions hospitalières et les cadres de proximité s’y attachent. Dès lors, elle peut prendre deux formes. Soit elle est « déléguée » à certains professionnels, mais permet aux autres de découvrir le paysage organisationnel et de s’y situer. Soit elle est « élargie », reposant sur une alternance entre consultations larges et conduites de projets ciblés par de petites équipes, ce qui favorise « l’émergence d’acteurs individuels » à l’origine de réseaux de travail créatifs. Bien qu’elle comporte un risque évident de bureaucratisation, Ivan de Sainsaulieu estime qu’elle devrait être facilitée, parce qu’elle « favorise l’expression et la délégation de pouvoirs. »

La coordination étend la pratique à l’interdisciplinarité, y compris vis-à-vis des médecins, au-delà de ce qui est prescrit (la fiche de poste). Elle donne aux infirmières un rôle clef et ce faisant répond à leur besoin de reconnaissance, dont le manque est une plainte récurrente de la profession, bien mal entendue. Elle comporte le risque d’être « instrumentalisée » par la direction dans un but de « normalisation des pratiques » à visée gestionnaire, mais elle correspond à une disposition largement partagée des infirmières, dont elles doivent cependant constamment faire la preuve.

Ces formes de mobilisation sont éloignées de la mobilisation « contestataire » par bien des aspects et peuvent cantonner les infirmières dans leur « utilité sociale », en leur donnant le sentiment de participer à une dynamique égalitaire. « Revanche de dominées », face à des médecins qui ont réussi à monopoliser les représentations des soins et de la santé et face à des élites (intellectuelles, administratives, économiques) dont elles sont largement coupées.

Note

  1. Ivan Sainsaulieu. La mobilisation collective à l’hôpital : contestataire ou consensuelle ? Revue française de sociologie. 53-3, 2012, 461-492. Disponible (article payant) sur Cairn Info.

Serge CANNASSE
www.carnetsdesante.fr


Source : infirmiers.com